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très peu dévots. Ils trouvaient notre rhum fort de leur goût, ne faisaient nulle difficulté de nous en demander, et savaient fort bien se passer de notre permission pour en boire. Quand Soliman faisait sa prière, il était presque toujours interrompu par les plaisanteries et les rires des matelots, qui cependant priaient aussi, surtout quand ils prévoyaient quelque danger. D’après ce que j’ai vu en Égypte et en Turquie, je serais porté à croire que, dans ces deux pays, la pratique de la religion musulmane n’est plus qu’une habitude dont on se moque en lui obéissant. Cette contradiction étrange entre la docilité de la pratique et le mépris de l’intelligence peut durer long-temps ; mais un culte qui en est atteint est blessé à mort.


13 janvier.

Du reste, le zikr nous a réussi. Nous avons franchi sans accident la terrible pointe d’Abouféda. Au moment où le jour va finir, nous nous trouvons comme au milieu d’un grand lac fermé de toutes parts, puis le Nil reprend l’aspect d’un fleuve. Nous glissons, poussés par un vent égal et doux : c’est le vent du nord, et cependant son haleine n’a rien de rude ; elle est légère et caressante. Des feux s’allument sur le rivage ; l’un de ces feux semble se diriger vers nous : c’est un petit bateau qui descend le Nil. La barque de nos amis est proche, nous entendons leurs voix. La nuit est déjà venue, et le jour n’est pas tout-à-fait évanoui. Voilà un de ces momens dont on ne saurait exprimer le charme, et qui sont les meilleurs d’un voyage. On goûte une douceur infinie à se laisser vivre, à être porté sur les flots, poussé par la brise. Le sentiment qu’on éprouve n’a pas de forme et pas de nom ; il se concentre dans le cri d’un oiseau, dans l’apparition d’une étoile. La pensée, qui semble assoupie, est légère et rapide comme un oiseau qui planerait en dormant. On se sent loin du monde, et près par le cœur de ceux qu’on aime. J’en étais là de ma rêverie, quand on m’a crié : Manfalout ! Nous passons devant cette ville sans nous y arrêter ; elle n’offre rien de curieux pour nous. Si le vent continue à nous être favorable, nous serons demain matin à Syout, l’antique Lycopolis.


14 janvier.

Ici, au cœur de l’Égypte, on trouve encore un souvenir de la culture grecque d’Alexandrie. Au Ve siècle, un poète alexandrin, un faible imitateur d’Homère, Coluthus, naquit à Syout, qui s’appelait alors Lycopolis. Plotin était aussi de Lycopolis. Aujourd’hui Syout ne donne plus au monde des poètes et des philosophes, mais elle fournit le Caire d’eunuques, dont il existe ici une exécrable manufacture exploitée, hélas ! par des moines coptes qui se disent chrétiens. Le nombre des victimes va, dit-on, jusqu’à trois cents par année.

Comme le vent du nord, qui est nécessaire pour remonter le Nil, va