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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/253

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à l’antiquité républicaine et à la révolution française est-il sincère ? devons-nous être fiers d’avoir conquis ce dévouement passionné ? Qu’est-ce donc qui pousse enfin M. Ruge ? Est-ce l’amour de cette vérité éternelle qui n’a point de patrie, ou n’est-ce que son orgueil altéré de vengeance ? Je ne pense pas que la réponse soit douteuse.

M. Arnold Ruge, tourmenté par sa conscience, prévoit et discute nos objections. Il rappelle l’exemple de Voltaire, et la moitié de sa vie passée à l’étranger, et son dédain pour les Welches ; il cite ses vers à Helvétius :

Votre livre est dicté par la saine raison ;
Partez vite et quittez la France.


Il aurait pu en citer beaucoup d’autres sans nous convaincre. Il aurait pu citer cette phrase d’une lettre au marquis d’Argens : « Établissez-vous à Berlin ; la raison, l’esprit, la vertu, y vont renaître. C’est la patrie de quiconque pense. » Il aurait pu réunir toutes les saillies, toutes les irrévérences échappées à la verve irritée de ce rare esprit, les unes aussi sensées qu’elles sont vives, les autres certainement très regrettables et très fâcheuses ; qu’importe après tout ? Y a-t-il là une excuse pour M. Arnold Ruge ? Je réponds d’abord que la France, à l’époque où Voltaire parlait ainsi, ne luttait pas, comme l’Allemagne actuelle, pour la plus sainte de toutes les causes. Je réponds surtout que Voltaire, au plus fort de ses rancunes, n’a jamais été infidèle au génie de la France, qu’il avait les yeux sans cesse dirigés vers Paris, et qu’il a poussé le sentiment et même l’outrecuidance patriotique au point de parcourir l’Allemagne sans daigner s’occuper d’elle. Reprocher à Voltaire d’avoir renié son pays, cela n’est permis qu’aux petits adversaires du XVIIIe siècle, aux ridicules écoliers de ce grand et passionné Joseph de Maistre. Évidemment M. Ruge ne sait pas quels alliés il se donne. Bien loin d’abandonner la France, Voltaire la faisait triompher partout. Je ne dis pas seulement qu’il songeait tous les jours au jugement des Athéniens, comme dans cette phrase d’une lettre à Maupertuis : « Je suis comme ces Grecs qui renonçaient à la cour du grand roi, pour venir être honnis par le peuple d’Athènes. » Ce n’est point assez ; je dis qu’il emportait le drapeau, et que le séjour de Voltaire à Berlin était la conquête du Nord par l’esprit français. Klopstock et Lessing le savaient bien quand ils préparaient contre cette influence une réaction si glorieuse. Je ne conçois pas que M. Ruge oublie ou confonde toutes ces choses. S’il ne reniait pas son pays tout autrement que l’a fait Voltaire, ses amis ne seraient pas si alarmés.

Il semble que je soutienne ici une thèse singulière. Pourquoi donc repousser cet homme qui vient à nous ? Il y a entre l’esprit allemand et l’esprit français une hostilité sourde, il y a des haines et des rancunes