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par un mot, si ce mot ne devait trop m’engager : la France et l’Angleterre ont d’admirables pamphlets, l’Espagne seule a des pamphlétaires.

Un trait caractéristique de l’épigramme espagnole, et qui est l’éloge du passé, peut-être aussi l’accusation du présent, c’est qu’elle s’est emparée sans forfanterie et sans folle ivresse du vaste domaine que la liberté politique lui livrait. Chez nous, de l’assemblée constituante à la terreur, la presse a eu son orgie d’émancipation, ses saturnales de rue, où l’élégante ironie de Beaumarchais et de Voltaire huma à pleins poumons l’alcool et le sang. En Espagne, rien de pareil : l’épigramme y prenait depuis trop long-temps ses aises pour tomber, à l’inutile avènement qui érigeait pour elle le fait en droit, dans ces déportemens d’écolier en révolte. Il y avait bien eu là naguère le saint-office comme ici la Bastille ; mais rien n’est plus indulgent, on l’a dit maintes fois, que les pouvoirs forts, et l’éventail des favorites a dû être, à ce titre, un sceptre bien autrement ombrageux que la crosse du grand inquisiteur. Tel quatrain chiffonna les rubans de la Pompadour qui n’eût pu, certes, déranger un pli de cette bure théocratique où l’Espagne abritait, depuis huit siècles, sa nationalité, ses mœurs, ses traditions d’indépendance, comme en un paternel manteau. De là cette longanimité du despotisme monacal envers la vieille raillerie indigène, qui, chose à noter, ne prenait jamais si volontiers ses ébats que sur le compte des couvens. Prélats fragiles, nonnettes mal closes, moines papelards, depuis le théologien de « vingt-deux ans qui rend grace à Dieu » du fond de certaine alcôve, jusqu’au révérend fray Geronimo « qui aime à se laisser dire deux fois : Mon père, » - tel était et tel est encore, sauf l’à-propos, le thème favori de l’estudiante improvisant sous les balcons, de l’esprit fort jasant et chantonnant, après vêpres, sous le porche de l’église, de la jeune dévote fêtant, le soir en famille, à grand renfort de sucreries et de chansons, la présence toujours bien venue du confesseur de céans. Rien ne tirait à conséquence dans ces bienveillantes taquineries, sans entraves parce qu’on les savait inoffensives, sans scrupules parce qu’elles se sentaient sans fiel. L’esprit fort, en fin de compte, se faisait enterrer en habit de franciscain, l’étudiant revenait chercher à la porte du couvent sa pitance quotidienne, et le frère Jérôme, certain d’avoir son heure, décrochait volontiers la guitare de l’hôte pour accompagner la médisante chanteuse, dont les blanches mains mettaient à part, pour sa révérence, ses pastilles les plus ambrées et son plus orthodoxe chocolat. Ainsi ils vivaient et devisaient dans cette vieille Espagne à la barbe du saint-office. Au sortir de cette liberté de fait qui découvrait aux traits de la satire le plus incontesté des pouvoirs européens, je le demande, la liberté constitutionnelle, c’est-à-dire la liberté de mal parler du capitaine-général, du chef politique et de ses alguazils, pouvait-elle avoir le caractère et les dangers d’une réaction ?