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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/471

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livre publié en Amérique et intitulé Papiers sur la littérature et l’art, par Marguerite Fuller, nous trouvons la réponse à cette question : « L’influence d’Emerson ne s’étend pas encore à travers un grand espace, il est trop au-dessus de son pays et de son temps pour être compris tout de suite et entièrement ; mais cette philosophie creuse profondément et chaque année élargit son cercle. Emerson est le prophète des temps meilleurs. Un jour ou l’autre l’influence ne peut lui manquer. » Le jour où aux États-Unis la supériorité d’Emerson sera reconnue sans opposition, où ses doctrines auront de fervens prosélytes, où la majorité des intelligences se prononcera en sa faveur, il y aura un grand changement dans les mœurs, les habitudes, les tendances de l’Amérique. Ô vous qui demandez quelle action les écrivains exercent sur leur pays, profitez du spectacle que vous offrent un peuple jeune et une nation qui n’est pas encore formée. Voyez-la faire son éducation, et vous reconnaîtrez quelle trace les penseurs et les poètes laissent derrière eux, comment ils changent la nature humaine et combien sans eux elle serait pire encore qu’elle n’est. L’éducation progressive des États-Unis est peut-être le plus grand spectacle de notre temps. Elle placera vivantes sous les yeux des nations européennes les lois du développement de la civilisation, péniblement étudiées jusqu’à ce jour dans les obscures traditions de leur histoire.

Avant Emerson, la philosophie qui comptait les plus nombreux partisans aux États-Unis était celle de Thomas Brown, successeur de Dugald Stewart dans la chaire d’Édimbourg. Cette philosophie, d’un spiritualisme très mitigé, est issue de l’aimable et peu féconde école écossaise. Deux volumes de fragmens de Benjamin Constant, de Royer-Collard, de Jouffroy et de M. Cousin, traduits en anglais, ont obtenu beaucoup de succès. En admettant que l’école écossaise, école toute de polémique et qui n’existerait pas si Hume n’avait point écrit, pût jeter quelque part les germes d’une philosophie, ces germes prospéreraient en Amérique moins que partout ailleurs. Que peut enseigner aux Américains la philosophie écossaise ? Que les hommes croient sans raisonner à l’existence de la matière ; ils le savent suffisamment, Dieu merci ! D’un autre côté, l’éclectisme n’est pas une doctrine propre aux peuples jeunes. L’éclectisme est le dernier résultat auquel arrive la philosophie chez les peuples qui ont beaucoup pensé. L’éclectisme repose sur une suite de traditions philosophiques, et les Américains n’en ont aucune. Emerson est le premier qui, en Amérique, ait creusé la terre du sol natal pour en faire jaillir de nouvelles sources philosophiques.

Il y a chez Emerson un philosophe et un poète. Quelle place faut-il lui assigner parmi les philosophes et parmi les poètes ? Quelle doctrine, enfin, peut-on tirer de ses écrits ? C’est une double question à résoudre ; ce sera le sujet des deux parties de cette étude.