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I.

Emerson est un sage comme Montaigne, comme Charron, comme Shakespeare. Voilà ses véritables maîtres. Il nous apprend que, pendant un temps, il se prit d’amour pour Montaigne, se persuadant qu’il n’aurait jamais besoin d’un autre livre, et puis que cet enthousiasme se porta sur Shakespeare. Il est, comme eux, un chercheur sans fin plutôt qu’un philosophe dogmatique. Ici, nous devons faire remarquer la différence qui existe entre le sage dans les temps anciens et le sage dans les temps modernes. Le sage dans les temps anciens était plus dogmatique. Chez Socrate, Zénon, Sénèque[1], il y a un esprit bien plus systématique, une logique bien plus rigoureuse que chez la plupart des sages modernes. Au milieu de la vie des sens, conduite par tous les caprices, dogmatiser, c’est-à-dire concentrer sa pensée sur un seul point et régler sa vie sur une seule pensée, c’était vraiment être sage alors. Dans les temps modernes, la pensée a eu plus d’horizons, les points de vue se sont multipliés et les sciences agrandies ; mais aussi l’esprit humain et la vie humaine ont vu devant eux plus de précipices, d’embûches, de trappes de toute espèce. Alors le génie du sage est devenu la circonspection et la prudence ; le sage a été moins audacieux que dans l’antiquité, mais plus rusé. Marchant avec hésitation, souvent il a été sceptique et a cru faire assez en maintenant l’équilibre de l’homme au milieu de tant de piéges. Tel est le rôle qu’ont joué Montaigne, Charron et Shakespeare, le grand observateur. Emerson remplit le même rôle d’observateur et de chercheur sans fin, avec une audace et une concentration de pensée qui le rapprochent en même temps des sages de l’antiquité.

Deux choses constituent le sage dans les temps modernes : l’absence de l’esprit dogmatique et la critique des principes. Les penseurs qu’on peut ranger dans cette famille de sages n’ont guère de système précis. Leur génie est bien plutôt de sentir la vérité que de l’expliquer. Chez eux, point de méthode, d’art, si l’on entend par là le talent de la composition et le bel équilibre des parties, peu de raisonnemens subtils et métaphysiques. Il y a souvent des contradictions dans leurs écrits ; qui le niera ? Leur valeur pour cela n’est pas remise en question. Lorsqu’un philosophe dogmatique arrive à se contredire, tout est perdu pour lui, les travaux de sa vie entière tombent en poussière ; mais la seule affaire du sage est de penser sans élaguer aucune des pensées qui pourraient contrarier un système déjà établi ou des opinions antérieurement émises. Aussi il exprime des sentimens, des idées, des opinions même

  1. Il est inutile de rappeler, pour prouver cette assertion, des absurdités très rigoureusement logiques de Pyrrhon et de quelques stoïciens.