Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/496

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’esprit. Nous voyons et nous distinguons parfaitement le châtiment au moment où nous commettons la faute, car le châtiment et la faute sortent de la même tige. Les hommes vous puniront, et vous-même vous vous punirez. N’est-ce pas Burke qui dit : « Un homme n’eut jamais une pointe d’orgueil qui ne fût injurieuse pour lui-même. » Ainsi vous souffrirez de vos propres imperfections ; mais si vous tendez de plus en plus à l’équilibre de vos facultés, en résistant aux ambitions et aux vices qui voudraient faire pencher la balance, la loi de la compensation vous en récompensera immédiatement. Nous gagnons la force de la tentation à laquelle nous résistons, comme l’habitant des îles Sandwich gagne, selon sa croyance, la force de l’ennemi qu’il tue. Ainsi, la sanction de cette philosophie est tout intérieure. C’est l’ame qui récompense, c’est l’ame qui punit l’individu.

Voilà les traits principaux de la philosophie d’Emerson. Il a fallu, pour en donner une idée, grouper en corps de doctrines des principes qu’Emerson avait laissés épars, systématiser en quelque sorte des pensées errantes. Nous avons dû écarter, parmi ces pensées, celles qui ne s’offraient qu’à l’état de conjectures ou d’aphorismes isolés, la théorie de la perfectibilité par exemple. Cette théorie n’est pas autre chose que la théorie de Vico telle que l’a modifiée M. Michelet en disant : « Vico vit bien que l’humanité allait par cercles, mais il ne vit pas que les cercles allaient toujours s’élargissant. » Les sujets les plus divers, nous l’avons dit, attirent le capricieux essayist. Ainsi, dans le chapitre intitulé Manners (Manières), il nous donne tout un code charmant, ingénieux, un mémoire sur les bonnes manières et la politesse. Dans l’essai sur l’amitié, Emerson indique et précise avec une merveilleuse délicatesse et une pénétrante éloquence tous les degrés de ce sentiment, depuis la sympathie que nous éprouvons pour les hommes qui nous sont inconnus jusqu’à la sympathie pour l’humanité. Une veine démocratique y circule cachée, et, sous le sentiment de l’amitié, tressaille sans se montrer le sentiment de la fraternité. Parmi cette série d’essais où le moraliste, l’observateur ingénieux se montre plus que le philosophe, nous citerons surtout l’essai sur l’amour. Il y a dans ces pages charmantes plus de fraîcheur que de passion, plus de tendresse que de flamme. Emerson indique toutes les gradations du sentiment de l’amour comme il a indiqué celles de l’amitié. Il prend l’amoureux à l’école ; il observe les progrès d’une intimité enfantine entre Edgard, Jonas et Almira. Bientôt l’enfant devient le jeune homme ; Emerson le suit dans toutes ses douces folies d’amour, et, pour les peindre, il trouve les couleurs du Comme il vous plaira de Shakespeare. L’amour n’est plus une passion brûlante et terrible ; c’est un arc-en-ciel qui se lève sur les orages de la vie. L’objet aimé ne trône pas comme une belle statue, il habite les régions féeriques des nuages éclairés par le soleil couchant ; puis peu à