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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/497

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peu les rêveries s’effacent, le vague et impersonnel amour s’évanouit, le sentiment s’élève à des hauteurs platoniciennes, et l’amant devenu l’époux compare la femme aimée au type de perfection qu’il a rêvé. Alors cette comparaison d’un type idéal à un être de chair amène la découverte de nouvelles imperfections et de défauts inconnus. L’époux s’attache alors à la femme, et il n’y a plus que deux êtres humains en face l’un de l’autre ; c’est la fin de l’amour. La peinture d’Emerson devient triste. Nous entrons avec lui dans la demeure des deux époux, et nous nous asseyons près du triste foyer puritain. Les monotones douceurs de l’habitude ont remplacé l’inspiration et la rêverie ; les deux amans s’étaient pris la main en regardant le ciel, et peu à peu leurs regards se sont baissés vers la terre ; mais, si l’amour s’est enfui, le devoir reste : la règle sans l’attrait. Quand on a lu cette conclusion sévère, on revient avec plus d’empressement à la première partie de l’essai ; on veut relire surtout cette page charmante qu’inspire à Emerson la première période de l’amour.

« Aucun homme n’oubliera jamais les visites de ce pouvoir qui, dans son cœur et son cerveau, créa tant de choses nouvelles, qui fut en lui l’aurore de la musique, de la poésie et de l’art, qui rendait la nature brillante d’une lumière empourprée, et remplissait la nuit et le matin d’enchantemens variés ; l’époque où l’unique son d’une voix pouvait faire battre le cœur et où la circonstance la plus triviale, associée à une certaine personne, était déposée dans l’ambre de la mémoire ; où nous étions tout œil lorsqu’elle était présente et tout souvenir lorsqu’elle était partie ; le temps où le jeune homme devient un gardien de fenêtres et le surveillant d’un gant, d’un voile, d’un ruban, des roues d’un équipage, où il n’y a aucun lieu trop solitaire et trop silencieux pour lui qui, dans ses nouvelles pensées, trouve une plus riche compagnie et une plus douce conversation que ne pourraient les lui fournir ses vieux amis, même les meilleurs et les plus purs ; car les traits, les mouvemens, les paroles de l’objet bien-aimé ne sont pas, comme les autres images, dessinés dans l’eau, mais, comme le dit Plutarque, peints dans le feu, et deviennent l’étude de minuit.

« Au midi et aux heures du soir de la vie, nous palpitons encore au souvenir de ces jours où le bonheur n’était pas assez le bonheur, et devait être relevé par le goût de la crainte et du chagrin (car il découvrit le secret de l’amour, celui qui a dit : Tous les autres plaisirs ne sont pas dignes de ses peines) ; où la journée n’était pas assez longue et où les nuits s’écoulaient en pénétrans souvenirs ; où la tête brûlait sur l’oreiller de l’action généreuse qu’elle méditait ; où le clair de lune était une fièvre charmante ; où les étoiles étaient des lettres, les fleurs des chiffres ; où l’air était imprégné de chants, où toutes les affaires humaines paraissaient une impertinence, et les hommes et les femmes errant çà et là, de simples peintures. La passion refait le monde pour le jeune homme ; elle donne à toute chose la vie et une signification. La nature devient sensible ; chaque oiseau qui chante dans les rameaux de l’arbre parle à son cœur et à son ame ; ses notes sont presque articulées. Les nuages prennent une physionomie quand il les regarde ; les arbres de la forêt, le gazon ondoyant, les fleurs qui