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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/23

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quelque chose de grand, sachez quoi. » Pour lui, il ne tarda plus guère à le savoir. L’ouvrage posthume de Mme de Staël sur la Révolution parut ; il l’émut vivement et lui causa un véritable enthousiasme. Un dernier rideau se leva de devant ses yeux, et ce nouveau monde politique et philosophique, qu’il n’avait encore vu que dans les nuages, se dessina désormais comme une terre promise et comme une conquête. On peut dire que sa formation complète et définitive date de ce moment, et qu’en posant le livre, tout l’homme en lui se sentit achevé.

Nous avons affaire à un esprit de nature très complexe, et dans laquelle est entré déjà plus d’un élément. Une leçon métaphysique de M. Fercoc l’a ému, comme elle eût pu faire pour un Malebranche naissant ; une chanson l’a fait tressaillir, comme s’il était une de ces choses légères et sacrées dont parle Platon, et voilà que l’intelligence politique le saisit comme un futur émule des Fox et des Russell. Nous ne prétendons pas compter dans cette riche et fine organisation toutes les impressions et les influences ; mais nous tenons évidemment les principales, celles qui, en se croisant, ont formé la trame subtile, tres imbris torti radios

Toutes les idées et les vues que lui suggéra la lecture du livre de Mme de Staël, il les écrivit pour lui seul d’abord ; mais, un jour, dans l’été de 1818, se trouvant à la campagne[1], il remit le morceau à M. de Barante, qui le questionnait sur ses études. M. de Barante en fut très frappé, et dit qu’il le voulait garder pour le donner comme article à M. Guizot, qui dirigeait alors les Archives. Peu après[2], l’article parut en effet sous ce titre : De l’influence du dernier ouvrage de madame de Staël sur la jeune opinion publique ; il était précédé de quelques lignes dues à la plume de M. Guizot :


« Nous avons rendu compte, disait-on, du dernier ouvrage de Mme de Staël ; nous n’avons pas hésité à affirmer qu’il exercerait une grande et salutaire influence. Nous avons dit que cette influence se ferait surtout sentir dans cette jeune génération, l’espoir de la France, qui naît aujourd’hui à la vie politique, que la Révolution et Bonaparte n’ont ni brisée ni pervertie, qui aime et veut la liberté sans que les intérêts ou les souvenirs du désordre corrompent ou obscurcissent ses sentimens et son jugement, à qui, enfin, les grands événemens dont fut entouré son berceau ont déjà donné, sans lui en demander le prix, cette expérience qu’ils ont fait payer si cher à ses devanciers. Qu’il nous soit permis d’apporter ici, à l’appui de notre opinion, un exemple que nous ne saurions

  1. Au château du Marais, chez Mme de La Briche, belle-soeur de la célèbre Mme d’Houdetot et belle-mère de M. le comte Molé. C’est au Marais aussi que, l’année précédente, il avait lu, pour la première fois, quelque chose de lui, le morceau sur la jeunesse, qui commence les Mélanges. Sur cette société d’un goût délicat, il n’avait pas craint de faire le premier essai d’une production de son esprit ; mais, pour le morceau politique sur Mme de Staël, il ne s’ouvrit qu’à M. de Barante.
  2. Archives philosophiques, politiques et littéraires, tome V, 1818.