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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/863

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d’Abrégée. Malgré son titre, l’Abrégée paraît être la plus ancienne, et, suivant toute probabilité, elle nous offre la première rédaction d’Ayala. On y trouve plusieurs passages, supprimés dans la Vulgaire évidemment avec une intention politique. Que ces suppressions soient l’œuvre d’Ayala lui-même, ou, comme cela est plus vraisemblable, qu’il faille les attribuer à quelque copiste courtisan, elles ont leur importance en ce qu’elles montrent jusqu’où pourrait aller, au XIVe siècle, la liberté d’écrire, puisqu’un si petit nombre de changemens, qui d’ailleurs n’altèrent pas d’une manière matérielle les faits principaux, ont satisfait la susceptibilité d’un usurpateur. Que si Ayala lui-même a retouché sa première rédaction par esprit de flatterie, on conviendra que le métier de courtisan était beaucoup plus facile au moyen-âge qu’il n’est devenu depuis.

Les reproches adressés au chroniqueur s’expliqueront, je pense, si l’on remarque qu’ils portent moins sur de prétendues inexactitudes dans ses narrations, que sur l’opinion qu’il donne du caractère de don Pèdre au lecteur moderne. Ainsi ce livre, écrit avec bonne foi, pourrait avoir produit un effet imprévu par l’auteur lui-même. Une longue série de meurtres impitoyablement additionnés, voilà ce que bien des gens trouveront dans la Chronique de don Pèdre, et c’est plus qu’il n’en faut pour que, jugeant ce prince avec les idées de notre temps, on le range parmi les plus cruels tyrans qui aient affligé l’humanité. Dans les légendes populaires, encore si vivantes en Andalousie, dans les poètes, ces éloquens orateurs du peuple, d’où vient que les mêmes meurtres, les mêmes crimes, soient racontés, et que cependant don Pèdre y paraisse sous un tout autre jour, jusqu’au point d’inspirer un intérêt véritable ? D’accord sur les événemens, la légende et la chronique laissent néanmoins l’impression la plus différente. La cause de cette variété existe, ce me semble, dans le caractère particulier de ces deux genres de compositions. L’historien du moyen-âge, assez insouciant du bien comme du mal, souvent sec dans sa concision, toujours froidement exact, a raconté, pour les hommes de son temps, des actions qui sont appréciées par un autre âge. Au contraire, la légende populaire, partiale et passionnée, juge d’abord, et raconte ensuite pour justifier ses jugemens. Elle entraîne par son merveilleux, elle séduit par ses couleurs romanesques. Le peuple de Castille, avec un singulier instinct de ses intérêts, apprécia les efforts de don Pèdre pour combattre l’anarchie féodale. Il lui sut gré d’avoir voulu substituer l’ordre d’un despotisme éclairé à la tyrannie turbulente et sans système des riches-hommes. Ayala, qui appartenait à la caste dominatrice, ne vit dans don Pèdre que le destructeur des privilèges de la noblesse ; le peuple le prit un instant pour son libérateur.

En résumé, le témoignage d’Ayala doit être accepté par l’histoire ;