Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/864

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais le témoignage le plus sincère a besoin d’être pesé par elle avec une certaine réserve. Il nous a fait connaître fidèlement les actions de don Pèdre ; il nous reste à les expliquer. Aujourd’hui nous avons à tenir compte des mœurs de son temps et des difficultés qu’il rencontra. Nous devons apprécier ses intentions et les projets de ses adversaires. Tel est l’examen auquel il faut se livrer avant de porter un jugement ; tel est le but du travail que j’ai entrepris.

L’autorité d’Ayala paraît avoir été attaquée publiquement pour la première fois, en Espagne, sous le règne des Rois Catholiques. Déjà la civilisation avait fait un grand pas. Le principe qui avait succombé avec don Pèdre triomphait avec Isabelle et Ferdinand. Cette indépendance des seigneurs féodaux, chérie par un chroniqueur-chevalier du XIVe siècle, commençait à être vue sous un tout autre jour par des rois qui venaient de détruire l’anarchie féodale. À la cour de Tolède, on ne disait plus don Pèdre-le-Cruel, mais don Pèdre-le-Justicier. C’est alors que Pierre de Gratia Dei, héraut d’armes des Rois Catholiques, composa une vie de don Pèdre, ou plutôt une réfutation d’Ayala. Il suffit de jeter les yeux sur cette compilation indigeste[1] pour voir combien son auteur méritait le reproche d’ignorance que lui adresse le savant Argote de Molina. Autant qu’on en peut juger aujourd’hui, Gratia Dei avait un double but en composant son œuvre : d’abord de complaire à ses maîtres en justifiant don Pèdre, puis de flatter l’orgueil de quelques grandes maisons, en rattachant leur généalogie à celle d’un roi de Castille. En effet, la plus grande partie de son livre est consacrée à suivre, il ne dit pas d’après quelles autorités, la descendance de don Pèdre. Quant aux événemens qu’il raconte très brièvement, il a pris pour guide une obscure chronique du XVe siècle, que le marquis de Mondejar attribue à Juan Rodriguez de Cuenca, et connue sous le nom de Sommaire des rois d’Espagne, par le maître d’hôtel de la reine Léonor, femme de Juan Ier. Quel que soit l’auteur de cet abrégé, il n’aurait pu fournir à Gratia Dei les argumens qu’il cherchait, si un interpolateur anonyme n’eût refait certaines parties de l’histoire de Juan Rodriguez, notamment tout le règne de don Pèdre. Ici encore il est probable que la vanité de quelques familles nobles aura dicté ces altérations. L’ignorance profonde de leur auteur, sa crédulité ou son amour pour le merveilleux, achevèrent d’y introduire les contes les plus absurdes. S’imaginant sans doute qu’il n’existait sur le règne de don Pèdre aucune charte, aucun document historique, il a outragé grossièrement la chronologie et l’histoire. C’est ainsi qu’il fait durer trois ans la captivité de don Pèdre à Toro, et trois autres années son exil en Angleterre. Ces

  1. Imprimée pour la première fois en 1790 dans le Semanario erudito de Valladares, t. 27 et 28.