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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/469

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que le peuple ait montré de la grandeur en maintes circonstances, si le loisir et la méditation lui manquent pour se rendre compte de ce qu’il accomplit, si aucun poète, aucun historien, aucun penseur inspiré ne fait luire aux yeux de la patrie la mission qu’elle doit remplir dans le monde ? Là où la tradition ne peut s’implanter avec force, on peut bien dire que la conscience publique est menacée.

Les transformations morales que d’éminens publicistes ont signalées déjà dans le pays de Washington indiquent assez la gravité du péril[1]. L’Amérique n’a eu qu’une belle époque intellectuelle, c’est l’époque même où elle a fondé son indépendance. Ses écrivains sont aussi ses héros ; c’est Washington, c’est Jefferson, c’est Franklin. Or, ces grands esprits n’ayant pas eu de successeurs dans les travaux de l’intelligence, il est arrivé que leurs principes ne se sont pas suffisamment perpétués, que la tradition ne s’est pas faite, et que cette démocratie austère, qu’ils pensaient avoir si vigoureusement établie, a subi, depuis leur mort, de profondes altérations. On sait quelle influence le général Jackson a exercée sur les mœurs publiques, et comme les plus solides vertus américaines, le respect de la loi, l’esprit d’indépendance, le goût de la dignité, se sont amoindries peu à peu, grâce à la fascination du peuple par le vieil Hickory. Croit-on que ce résultat se fût si promptement opéré, si une littérature élevée et forte eût transmis aux générations survenantes le noble idéal que poursuivait la pensée de Washington ? Ce sont les écrivains d’élite qui entretiennent et font passer de siècle en siècle ce flambeau de la vie :

Et quasi cursores vitaï lampada tradunt.


Or, depuis Washington et Franklin, le flambeau a pâli, les lettres ont disparu, car on ne peut appeler de ce nom ces innombrables journaux qui pullulent d’un bout de l’Union à l’autre, et qui, au lieu d’être une tribune pour les idées, ne sont ouverts qu’aux défis, aux injures, aux violences des haines personnelles. Aucun poète pour chanter la patrie, point de romancier pour faire aimer les simples et fortes mœurs du dernier siècle, point de philosophe pour ouvrir aux intelligences choisies les chemins du monde supérieur.

Les écrivains que l’Amérique peut citer depuis une trentaine d’années, et le nombre n’en est pas considérable, relèvent presque tous de la littérature européenne. Washington Irving est un esprit élégant, une plume ingénieuse et facile ; mais Londres le réclame à bon droit, il n’a presque rien qui lui vienne directement du Nouveau-Monde. Les sincères démocrates de son pays lui ont reproché d’avoir souvent défiguré, d’avoir trahi l’Amérique dans ses prétentieuses descriptions de

  1. Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1836. — De la Présidence du général Jackson et du choix de son successeur, par M. Michel Chevalier.