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révolution nous envoyait des émigrés d’une espèce et d’une opinion nouvelles ; il se formait diverses couches d’exilés. Un de ces flots m’apporta un homme dont je déplore la perle, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l’amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma vie. » C’était M. de Fontanes, chassé de France par le coup d’état de fructidor. L’amitié de M. de Chateaubriand est précieuse pour ceux qui aiment à se survivre ; M. de Fontanes occupe une belle place dans les Mémoires. « Il comprenait, dit le grand écrivain, une langue qu’il ne parlait pas ; je reçus de lui d’excellens conseils, je lui dois ce qu’il y a de correct dans mon style ; il m’apprit à respecter l’oreille, il m’empêcha de tomber dans l’extravagance d’invention et le rocailleux d’exécution de mes disciples. »

M. de Chateaubriand, dont la tenue fière et la dignité un peu dédaigneuse ont fait quelquefois suspecter la sensibilité, avait le cœur le plus ouvert et le plus fidèle au culte de l’amitié. On en verra la preuve dans son dernier ouvrage, où tout ce qu’il a aimé revit et s’embellit sous sa plume : « Si je devais vivre, s’écrie-t-il quelque part avec un élan de cœur qui touche, si je devais vivre, et si je pouvais faire vivre dans mes ouvrages les personnes qui me sont chères, avec quel plaisir j’emmènerais avec moi tous mes amis ! » M. de Chateaubriand emmènera avec lui M. de Fontanes, et c’est justice, car l’élégant auteur du Jour des Morts est le premier qui ait deviné son génie ; rentré en France, il lui écrivait à la date de juillet 1798 : « Travaillez, travaillez, mon cher ami ; devenez illustre, vous le pouvez ; l’avenir est à vous. » Encouragé par cette voix prophétique, l’obscur exilé travaillait avec ardeur au Génie du Christianisme.. « S’il est, dit-il, des effets rétroactifs et symptomatiques des événemens futurs, j’aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l’ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnemens de mon esprit et aux palpitations de mon cœur. » Mais, pour fleurir, cette gloire a besoin du sol natal ; un désir invincible de revoir la France s’empare du proscrit. Au début du consulat, les lois rigoureuses contre l’émigration subsistaient encore, bien que Bonaparte en eût fort adouci l’application. Il fallut se procurer un passeport sous un nom étranger. Le ministre de Prusse en donna un sous le nom de Lassagne, habitant de Neufchâtel. « Je me glissai, dit M. de Chateaubriand, dans ma patrie à l’abri d’un nom étranger, caché doublement dans l’obscurité du Suisse Lassagne et dans la mienne. »

Ici reparaissent ces grandes peintures des choses et des hommes que nous avons déjà rencontrées dans la première partie des Mémoires. Voici, par exemple, quelques fragmens d’une vue de la France en 1800 :

« Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n’avais vu que le monde anglais, si différent, surtout alors, du reste du monde européen, A mesure que le paquebot de Douvres approchait de Calais,