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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 23.djvu/683

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au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. J’étais frappé de l’air pauvre du pays. A peine quelques mâts se montraient dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton s’avançait au-devant de nous le long de la jetée. Les vainqueurs du continent me furent annoncés par un bruit de sabots...... Le lendemain, nous partîmes pour Paris. Sur la route, on n’apercevait presque point d’hommes ; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, le tête découverte ou entourée d’un mouchoir, labouraient les champs : on les eût prises pour des esclaves. J’aurais dû plutôt être frappé de la virilité de cette terre où les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On eût dit que le feu avait passé dans les villages ; ils étaient misérables et à moitié démolis ; partout de la boue, de la poussière, du fumier ou des décombres. A droite et à gauche du chemin se montraient des châteaux abattus ; de leurs futaies rasées il ne restait que quelques troncs équarris, sur lesquels jouaient des enfans. On voyait des murs d’enclos ébréchés, des églises abandonnées dont les morts avaient été chassés, des clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans têtes et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouillées ces inscriptions républicaines déjà vieillies : Liberté, égalité, fraternité ou la mort. Quelquefois on avait essayé d’effacer le mot mort ; mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction, au moyen-âge. »

Arrivé près de Paris, l’exilé s’arrête aux Thernes. Le lendemain, M. de Fontanes vient le prendre et l’introduit dans la cité qui sera bientôt remplie du bruit de son nom. En abordant Paris, qu’il a quitté au commencement de la terreur, tous les souvenirs de cette horrible époque se dressent devant lui. « Il me semblait, dit-il, que j’allais descendre aux enfers. » Il s’attendait à trouver une ville morne et désolée comme un spectre, et, dès son premier pas dans les Champs-Elysées (c’est un dimanche), il est accueilli par des sons de violon, de cor, de clarinette et de grosse caisse : on danse à côté de la place de la Révolution. Les lieux semblent avoir gardé seuls quelques souvenirs du passé. La place Louis XV était nue ; elle avait le délabrement, l’air mélancolique et abandonné d’un vieil amphithéâtre. On y passait vite. J’étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans une mare de sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient détacher de l’endroit du ciel où s’était élevé l’instrument de mort... Malgré les joies de la rue, les tours des églises étaient muettes ; il me semblait être rentré le jour de l’immense douleur, le jour du vendredi saint. »

M. de Fontanes conduit son ami dans un entresol de la rue de Lille,