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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1005

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BELLAH.

qu’on jeune homme bien né, comme vous paraissez l’être, se soit voué au service de ces malappris féroces, de ces rustauds sanguinaires…

— De la convention nationale ? interrompit Francis. Madame, j’aime naturellement la bataille, et naturellement aussi j’aime mieux batailler pour mon pays que pour l’étranger.

— Malheureux enfant ! s’écria la chanoinesse, on vous a faussé le jugement par de grands mots dont vous ne pouviez comprendre le sens ; mais comment votre mère, puisque vous en parliez… ?

— J’en parlais, mais n’en parlons plus, madame, je vous prie, dit vivement Francis. En même temps ses paupières, frangées de longs cils comme celles d’une femme, s’abaissèrent avec hâte comme pour arrêter deux larmes qui avaient jailli sur ses joues.

Un instant de silence suivit cette expression involontaire d’une douleur mystérieuse. Puis Andrée, reprenant tout à coup la parole avec une insouciance apparente que démentait l’humidité de ses yeux : — Voyons, ma tante, dit-elle, est-ce que cela sent quelque chose, ces jonquilles ? — Et tout en parlant la petite fille enlevait des mains de la chanoinesse deux ou trois fleurs, qu’elle eut soin de garder après les avoir respirées. Francis répondit à ce procédé par un regard dont la tendre reconnaissance couvrit de rougeur le front de sa délicate consolatrice. En cet endroit, une nouvelle disposition du terrain força le jeune officier à se séparer des deux dames, et Andrée n’en fut pas fâchée.

Le pays que traversait le détachement avait peu à peu changé d’aspect. La vue n’était plus attristée par l’âpre nudité des cimes ; l’horizon se rétrécissait ; les chemins se régularisaient entre des haies vives, exhaussées comme des retranchemens naturels et soutenues à des intervalles rapprochés par de gros arbres chargés de feuilles ; ces baies servaient de clôture à des champs ou à des prairies plantés de pommiers aux fleurs blanches et roses. Au bruit des chevaux, de grands bœufs avançaient à travers les taillis leurs têtes méditatives et contemplaient les voyageurs d’un air abstrait. Çà et là apparaissaient parmi les arbres de basses chaumières, revêtues d’une enveloppe de lichens et de mousse. Les chênes des haies et les pommiers des champs, se rapprochant et se massant à une certaine distance, semblaient couvrir toute la campagne d’une épaisse forêt, au milieu de laquelle la pointe frêle des clochers indiquait de temps en temps la place d’un village.

Mais les sentimens de paix et de bonheur qu’éveillait ce paysage champêtre cédaient aux souvenirs récens et désastreux marqués presque à chaque pas par des ruines, des débris incendiés, ou de longs tertres tumulaires. La vivace nature de ce sol s’empressait en vain, comme par une pudeur maternelle, de recouvrir de fleurs et de douces images les traces des crimes et des malheurs des hommes : les champs