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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1006

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REVUE DES DEUX MONDES.

étaient en friche ; ceux qui auraient dû les cultiver engraissaient de leurs dépouilles les sillons inutiles. De temps à autre, les voyageurs entendaient un sanglot ou le sourd murmure d’une voix derrière un buisson ; ils apercevaient des femmes ou des enfans agenouillés et priant, effigies vivantes, sur des tombeaux ignorés. Des troncs d’arbres rompus, des branches hachées, des trouées sinistres dans les haies, les empreintes encore fraîches de piétine mens désespérés, la couleur étrange de la boue des fossés, dénonçaient de place en place le théâtre d’un de ces combats où la gloire du vainqueur, quel qu’il fût, se perdait dans la faute du fratricide.

— Il faut avouer, commandant, dit tout à coup Francis, rompant le silence sous lequel il avait dissimulé jusque-là, comme tout le reste de la troupe, les pensées que soulevaient les tristes vestiges, il faut avouer que la guerre civile est une détestable horreur.

— Dites la guerre, Francis, civile ou non. Pensez-vous que ce qui est un malheur ici n’en soit pas un là ? Le crime, s’il y a crime, s’arrête-t-il juste au poteau qui marque nos frontières ? Croyez-vous que les douleurs et les malédictions soient moins anières ou moins légitimes, parce qu’elles s’expriment dans une langue qui n’est pas la nôtre ? Il faut des siècles à l’esprit humain pour généraliser l’idée la plus simple ; il ne conçoit les vérités que peu à peu, et il n’en saisit d’abord que les détails qui le touchent de plus près. On commence à appeler le duel d’homme à homme un absurde préjugé, et le duel de peuple à peuple, qui n’est qu’une application en grand du même principe, est regardé comme raisonnable. Qu’appelons-nous guerre civile, nous, fils de cette philosophie chrétienne aux yeux de qui l’humanité n’est qu’une famille ? Si la terre n’est qu’une patrie commune, dont tous les hommes sont citoyens, toute guerre est une guerre civile, toute guerre est une barbare extravagance.

— Et vous êtes soldat ? dit Francis en regardant Hervé avec un peu de surprise.

— Le moment où une vérité se fait jour n’est pas celui où elle est applicable, répondit le jeune commandant. On peut penser autrement que son temps, mais il faut agir comme lui.

— Mais au moins, monsieur Hervé, cette épouvantable guerre intestine est finie ?

— Oui, pour quelques jours, pour quelques heures peut-être, répondit Hervé avec mélancolie.

Il n’est pas inutile de dire ici sur quelle apparence se fondait cette opinion du jeune commandant, qui était partagée secrètement par les chefs des deux partis, et que l’événement était si près de justifier. Les traités de La Jaunaye, de la Mabilaye et de Saint-Florent, signés successivement par Charette, par Cormatin et par Stofflet, semblaient,