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et une connaissance qu’on revoyait avec plus de respect que de plaisir. Celui qui venait de recevoir l’hommage équivoque de cet accueil Je justifiait suffisamment, quelques droits qu’il pût y avoir d’ailleurs, par la sévérité ascétique de ses traits et l’expression de son regard, doué d’une fixité particulière et comme implacable. Laissant aux mains d’un soldat les rênes de son cheval, il franchit rapidement l’espace qui le séparait de l’entrée du manoir, monta l’escalier intérieur, et parvint bientôt dans une antichambre où veillaient deux sentinelles : écartant de la main, avec un geste d’extrême préoccupation, un des soldats qui, tout en lui faisant le salut militaire, semblait hésiter à lui livrer passage, il ouvrit une double porte, pénétra dans la pièce contiguë, et parut avoir trouvé enfin ce qu’il cherchait avec tant de hâte et si peu de cérémonie.

Deux personnes occupaient le salon où venait d’avoir lieu cette invasion discourtoise : au bruit que fit la porte en s’ouvrant, l’une d’elles. une jeune fille blonde, svelte et mignonne comme un enfant, avait quitté brusquement le coin d’un canapé sur lequel elle était assise ou plutôt blottie à la turque ; en apercevant le visage austère qui se présentait, elle poussa un cri, glissa deux ou trois pas sur le parquet, et disparut derrière la tapisserie d’une portière. Cette fuite rapide laissait l’indiscret visiteur en tête-à-tête avec un homme d’une taille élevée et élégante, et dont les traits rayonnaient d’une mâle beauté unie à tout l’éclat de la jeunesse. Ce personnage portait l’habit militaire, brodé de feuilles de chêne d’or au collet et aux paremens : devant lui, une écharpe tricolore et un sabre étaient posés sur l’angle d’une table, à quelques pas du canapé où une place venait de rester vide. En voyant le trouble singulier dont son arrivée était l’occasion, l’individu à mine peu prévenante, qui nous a fait pénétrer à sa suite dans cette scène intime, s’arrêta court, le sourcil froncé et la bouche plissée d’une ride dédaigneuse : une légère rougeur nuança les joues de celui à qui s’adressait ce reproche muet ; il se souleva à demi, puis, se rasseyant avec une nonchalance un peu hautaine : — Citoyen représentant, dit-il sèchement, tu me traités en ami.

— C’est une fâcheuse habitude que j’ai, citoyen général, de négliger, vis-à-vis des autres, des précautions d’étiquette dont je n’ai jamais senti le besoin pour moi-même. S’il le faut cependant, je m’en excuse ; je m’en excuse, dis-je, ne voulant pas invoquer pour si peu les droits illimités dont nous arment le pouvoir de la convention et l’intérêt de la république.

— Vos droits ! la république ! interrompit avec impétuosité le jeune général. Il n’y a qu’une république au monde, et c’est la république masquée de Venise, qui ait jamais conféré des droits pareils à ceux que