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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1048

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dressait au-dessus de sa tête, lorsque le patron du bateau, mécontent de cette relâche imprévue qui le retardait, dit à l’un des voyageurs européens :

Ekim bouzourg (médecin vénérable), vous voyez bien qu’elle ne s’est pas fait de mal. Partons avant que la brise cesse, et demain nous serons au Caire, s’il plaît à Dieu !

Sans rien répliquer, le médecin à qui s’adressait cette allocution prit la petite aveugle par la main, et la regardant en face avec attention : — Ne crains rien, lui dit-il, et réponds-moi. Quel âge as-tu ?

— Quatorze ans, répliqua Fatimah tout émue.

— Tes yeux ont-ils toujours été fermés ?

— Non ; mais il y a si long-temps qu’ils sont malades, que je n’ai pas souvenir d’avoir vu.

— Veux-tu me suivre au Caire, et peut-être… je te guérirai ?

À ce moment-là, Ismaël, surpris de voir une barque à l’ancre devant la pointe, s’approchait furtivement le long du rivage, et écartait les roseaux en regardant avec inquiétude. Les étrangers avaient aidé la petite aveugle à remonter, et, tandis qu’ils s’acheminaient vers le village, celle-ci marchait du côté de la campagne, prêtant l’oreille, se penchant à droite et à gauche. Au bruit que fit Ismaël en sortant de sa cachette, elle se précipita à sa rencontre ; elle avait reconnu son pas, et lui saisit vivement les deux mains. Sa physionomie portait les traces d’une si forte émotion, que le pâtre restait immobile sans oser l’interroger.

— Ismaël, lui dit-elle après un instant de silence, tu vois ces Franguis ? Ils veulent m’emmener… pour…

— Pourquoi ? demanda brusquement le jeune pâtre.

— Pour me guérir, pour m’ouvrir les yeux !… Ils sont allés chercher ma mère, qui me suivra… Tu ne réponds rien, Ismaël ? Moi qui suis si heureuse !… Je verrai aussi, moi, je verrai, répétait-elle avec exaltation, et je reviendrai ici te rejoindre.

— Quand tes yeux seront ouverts, tu n’auras plus besoin de moi, dit le pâtre, et tu m’oublieras.

Fatimah pleurait de joie, et Ismaël de chagrin. Le lendemain, de bonne heure, les matelots arabes montaient à la pointe des vergues pour déferler les voiles, tandis que le reïs, debout au gouvernail, regardait du côté de la terre. Bientôt Fatimah parut, accompagnée de sa mère, qui portait un petit paquet fort léger : c’étaient leurs effets, tout ce qu’elles possédaient à elles deux. On eût dit que l’enfant avait déjà recouvré la vue, tant elle marchait vite. À peine appuyait-elle sur le sol le bâton recourbé qui lui servait d’ordinaire à guider ses pas mal assurés. Aucun de ses mouvemens n’échappait à Ismaël ; il l’attendait sur la route, immobile et le cœur gros. Quand deux amis se séparent,