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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1047

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– Pendant la chaleur du jour, elle venait parfois poser sa tête sur les genoux du pâtre, et elle s’écriait avec ravissement : — Je te vois, Ismaël !… Tiens, place-toi devant le soleil ; oh ! je vois une ombre, c’est toi, c’est toi ! — Le soir, lorsque la fraîcheur du Nil se répandait sur les rives et que les oiseaux chantaient, elle appelait le jeune pâtre, et lui mettait la main sur l’épaule en lui disant : — Courons, courons ! mène-moi loin, bien loin,… plus loin que je n’ai jamais été !

Et tous deux ils couraient d’un pas leste à travers la lande où le latanier pousse parmi les sables. Peu à peu la petite aveugle, qui avait vécu cachée sous un buisson dans de continuelles alarmes, devint moins craintive ; sa figure, jusque-là morne et contractée, s’illumina d’un rayon de jeunesse, comme s’épanouit au fond d’une cour humide la fleur languissante, que le soleil a touchée en passant.

Ainsi s’écoulaient leurs jours, qui, pour se ressembler tous, n’en étaient peut-être pas moins heureux : Un matin qu’il avait plu beaucoup et que le Nil commençait à croître, Fatimah se tenait en vigie à sa place accoutumée, cachée jusqu’aux épaules dans les herbes humides. Une barque s’approchait ; la petite aveugle crut distinguer des voix qui parlaient une langue étrangère, et elle s’en réjouit ; le voyageur qui s’aventure en pays lointain est assez porté à semer des aumônes sur son passage. — Béni soit Dieu, qui m’envoie des Franguis (Européens) ! dit Fatimah. Et le cœur lui battait bien fort. Elle courut vite en chantant sa chanson ; la barque voguait rapidement, car la brise la poussait en poupe, et bientôt l’aveugle entendit le bruit de plusieurs pièces de cuivre enveloppées ensemble qui tombaient entre les arbres.

— Prends garde ! lui cria le reïs, comme elle avançait à travers les broussailles, prends garde à toi !…

La pluie du matin avait détrempé la terre ; sous les pas de Fatimah s’ouvrait un trou profond qu’elle ne connaissait point encore et dans lequel elle roula. Étourdie de sa chute, elle resta sur la grève, sans mouvement ; ses mains crispées s’enfonçaient dans le sable, comme si elle eût craint d’être entraînée par les eaux du Nil, qui murmuraient à son oreille. Elle appela Ismaël, mais le jeune pâtre était allé cueillir des joncs qui lui servaient à tresser des corbeilles ; à peine si on eût pu entendre du rivage le mugissement de ses buffles, qui paissaient épars dans la campagne.

Cependant les passagers de la barque faisaient serrer les voiles et tourner la proue vers la terre. Quand ils abordèrent, Fatimah, un peu remise de sa chute, s’efforçait de retrouver son chemin. Ce bruit de pas derrière elle l’inquiétait, et elle avait honte d’être tombée, elle qui avait passé tant de journées à fouler en tous sens, pour apprendre à le mieux connaître, l’espace borné qui formait tout son univers ! Tremblante d’impatience et de crainte, elle tâtait le rivage abrupt qui se