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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1155

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Ce qui l’a tué, c’est la lourdeur croissante des tributs, le dédain toujours plus grand du pouvoir pour les droits essentiels de la personnalité. Esclave du fisc, semant et récoltant pour lui, l’homme s’est détourné du labeur et a fui la propriété !… Domos suas deserunt ; ne in ipsis domibus torqueantur… ad hostes fugiunt ut vini exactionis evadant. — Ces paroles de Salvien, témoin attristé d’une époque où tout se précipitait vers la chute, s’élèvent comme un douloureux témoignage contre ces doctrines nouvelles d’universelle et complète solidarité qui ne peuvent avoir qu’un résultat : l’absorption dans l’état, des individualités humaines, c’est-à-dire la servitude générale dans la misère commune. Si tel était notre aveuglement qu’il fallût choir dans l’abîme et que les avertissemens fussent vains, peut-être reverrait-on, dans ses traits les plus sombres, le tableau peint par Salvien d’une plume si désolée : nos enfans abandonnant le champ paternel, le foyer domestique, et devançant la conquête, forcés, contre le sentiment de leurs cœurs, de rechercher l’exil pour éviter l’oppression : Exilia petunt, ne supplicia sustineant.


Huet, évêque d’Avranche, ou le scepticisme théologique, par Christian Bartholmess[1]. — Le livre de M. Bartholmess a le mérite rare, traitant d’opinions anciennes ; de se rencontrer dans le courant des opinions du jour. En cette heure de doute obscur et de vaste incertitude, quel est l’esprit élevé qui ne se demande avec anxiété si la raison est un guide très sûr, si la nouvelle souveraine des hommes n’inaugurera point, où régnaient sans contradiction l’autorité et la foi, le régime de l’anarchie et du chaos ? Aux lieux où elle a passé il n’est que ruines ou fondemens découverts, aucune chose qui ait véritablement signe de vie et de certitude. La liberté de conscience a porté au christianisme un coup fatal, le doute méthodique a conduit à l’incrédulité ; la souveraineté populaire, pour l’école radicale de M. Proudhon, devient la négation absolue du pouvoir. En présence de ces destructions et de cette fureur qui porte les générations nouvelles à nier tout successivement et à tout abattre, on comprend qu’un retour s’opère dans les pensées effrayées, et qu’à côté des gens qui disent : Détruire c’est créer, il y ait des hommes qui s’écrient : Hors de l’autorité point de salut.

Les sceptiques sont différens de nature, et tous ils ne sont pas inscrits à même école. L’inquiétude d’un génie à la recherche continuelle de la vérité qui continuellement lui échappe fit de pascal, dans un temps de paix pour les sœurs et de forte croyance, un chrétien plein de trouble et de sombre hésitation, une ame qui, égarée et comme suspendue entre mille chemins et mille abîmes, et dans l’impossibilité de reconnaître jamais sa route, se jeta violemment, moitié par sagesse, moitié par désespoir, dans la folie de la croix. Montaigne, venu dans un siècle d’ébranlement général et de vaste examen, fut sceptique par goût autant que par la faveur des circonstances ; trouvant tout, en question et voyant ici et là la vérité et l’erreur, il se fit de l’ignorance et de l’incuriosité deux commodes oreillers pour sa tête, et, comme un enfant indolent et fantasque, se berça dans son doute. M. de Maistre, après Huet, a professé le scepticisme, théologique ; mais ce qui excitait l’amer dédain de l’auteur des Considérations sur la France, du pape et des Soirées, c’était le spectacle

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