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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1156

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REVUE DES DEUX MONDES.

prochain de nos crimes, le souvenir présent des saturnales de la raison. Voilà pourquoi il le prenait de si haut avec les savans. « Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l’état d’être les dépositaires et les gardiens des vérités conservatrices ; d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et spirituel ; les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières[1]. » L’évêque d’Avranches, au contraire, disciple autrefois de Descartes, et vivant en une époque où la philosophie avait prêté plus d’armes a la religion qu’enlevé d’enfans à l’église, n’eut d’autre dessein probablement que de faire une niche au maître qu’il quittait. Peut-être aussi, comme le fait remarquer M. Bartholmess, eut-il la présomption d’élever chaire contre chaire, le désir de venger sur un sage un peu dédaigneux de la science acquise dans les libres, l’antique érudition, qu’à juste titre il se piquait de cultiver. Il dit, en parlant de Descartes : minime contentor sui, intemperanter ostentator et gloriosus.

Huet, en antagonisme complet avec l’auteur des Méditations et du Doute méthodique, se déclare pour les preuves tirées des sens contre la logique de l’idée, pour le scepticisme absolu contre le scepticisme hypothétique. La raison, dont Descartes a fait un auxiliaire pour la foi, il la met, lui, à la suite, il la relègue aux fonctions de servante humble et soumise. « Il est faux qu’il y ait dans l’entendement quelque chose qui n’ait été dans les sens. » Enfin l’évêque d’Avranches, dans le procès éternel en ce monde de la libre pensée et de l’autorité religieuse rend, dans des termes différens, un arrêt qui est aussi celui de Blaise Pascal, et de Joseph de Maistre : « Que la raison abandonne à la foi la solution des problèmes qui touchent Dieu, notre ame et la liberté, et la foi laissera la raison étudier à son gré les choses naturelles et profanes, la physique et l’histoire. »

Dans sa savante dissertation, M. Bartholmess a fait ressortir avec beaucoup d’art la flagrante contradiction des diverses parties dont Huet a formé le corps de sa doctrine, l’étrangeté monstrueuse d’un système ou le matérialisme et le scepticisme sont chargés de préparer les voies à la foi et au spiritualisme chrétiens. Il a très bien montré comment peuvent, au contraire, s’accorder sans trop d’efforts la philosophie cartésienne et les dogmes évangéliques, la raison guidée par la sagesse et la révélation divine. S’aidant, en cette double tâche, tour à tour de citations fournies par la science et d’argumens donnés par la logique, il a atteint son but, qui était de convaincre le lecteur des erreurs de Huet. À cette rapide analyse du solide ouvrage de M. Bartholmess, nous n’ajouterons qu’un mot. Plus que ses erreurs même, un fait condamne Huet. Le XVIIe siècle, dont le caractère propre est d’avoir réuni dans un culte semblable la foi et la raison, dans un même respect la pensée indépendante et l’autorité religieuse, fut cartésien par ses grands hommes. Quand la philosophie de Huet parut, les docteurs de Port-Royal la réprouvèrent hautement, et Bossuet l’accueillit avec un froid silence. P. R.



V. DE MARS.
  1. Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 131.