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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/16

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II

J’ai failli être très amoureux de la duchesse de Tessé. Je trouve un coin d’originalité à son caractère, et une distinction touchante à sa beauté. Elle est Écossaise, comme vous savez, et se nomme Élisabeth de Kenworth. Elle est née dans un château que vont visiter tous les touristes, dans un de ces châteaux qui font croire aux fées, et nous donnent un amour maladif des âges évanouis. Sa famille est catholique, et a servi les Stuarts à travers toutes les vicissitudes de leur fortune. De là s’est développé en elle un ardent et mélancolique instinct du vieil honneur chevaleresque. Il y a dans toute sa personne quelque chose de gracieux et de fatal. On reconnaît dans ses veines un sang qui appartient aux morts violentes, dont l’héroïsme et le martyre ont disposé ; mais ce sang anime des lèvres créées pour le sourire et pour choses meilleures encore. Elle n’est point blonde, et sa chevelure toutefois se ressent de son pays. Vous avez remarqué ces cheveux, comme les peintres italiens les aiment, qui, pour être de la couleur des épis, n’en sont pas moins ardens comme le Vésuve : les cheveux d’Élisabeth sont d’un noir qui ne les empêche point d’avoir les pâles reflets et la mystérieuse fraîcheur d’une chevelure d’ondine. Tout, du reste, est en elle apparition du bord des lacs. Sa taille élancée et légère semble faite pour disparaître dans l’onde et les nuages. On ne peut point la voir valser sans tomber dans une rêverie d’où l’on sort avec un mouvement de fièvre au cœur.

Mais, si de tout cela vous concluez que c’est une personne rêveuse, élégiaque, qu’on fera marcher, comme l’ombre d’Eurydice, avec les accords d’une lyre, vous avez grand tort. La duchesse de Tessé soupe gaiement et monte hardiment à cheval. Elle est bruyante, elle est rieuse, elle accepte avec une résolue étourderie tout le train ordinaire des joies mondaines. Seulement il lui arrive parfois à l’Opéra, entre deux sourires, de se jeter tout d’un coup brusquement au fond de sa loge, et de répandre dans un mouchoir, où plus d’une bouche passionnée s’ensevelirait avec ivresse, quelques larmes brûlantes et limpides, perles de feu qui viennent d’une mine inconnue de douleur et de tendresse. Le souffle de l’éventail sèche ces pleurs, et la duchesse rentre dans sa vie habituelle, plus animée, plus légère, plus oublieuse de toutes les grandes tristesses, plus clémente envers la folie et même envers la sottise, car la duchesse de Tessé a fait avec les fous et les sots le pacte que le plus tyrannique des défauts force les plus fières et les plus spirituelles beautés à former avec les gens de cette espèce : elle est coquette.

La duchesse de Tessé, tandis que Robert se traînait, épuisé dans la