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J’en possède aussi l’usage. — En parlant ainsi, elle regardait en effet le lion avec assurance, puis elle jeta un pain à la bête affamée. Le lion se résigna, prit le pain et s’éloigna au grand trot. Depuis ce temps, le lion n’a plus attaqué l’homme, à ce que prétendent du moins les Indiens du Chili. Telle est la tradition indienne qui fait prendre patience aux voyageurs pendant qu’on apprête leur souper. La nature, il faut le dire, seconde merveilleusement les intentions du conteur : les lions mêlent leurs hurlemens aux plaintes de la rafale dans les profondeurs de la sierra, et les échos des Cordillières répètent avec une lugubre sonorité tous les gémissemens, toutes les rumeurs du désert.

Du Chili, on passe au Pérou ; mais en chemin voici l’île de Juan Fernandez. Un pilote espagnol lui a donné son nom ; un matelot écossais, Selkirck, le type du Robinson de Daniel de Foë, y a vécu et souffert. Des pics aigus qui montrent tantôt un épais manteau de verdure, tantôt le roc nu et dépouillé, puis des vallées aux eaux murmurantes, des rivages en pente douce ou bien escarpés à pic comme une muraille, tel est le double aspect de l’île. C’est sous l’abri de l’un de ces remparts naturels, au pied desquels l’eau est assez profonde pour permettre à un vaisseau de ligne de s’y ancrer, le beaupré touchant la terre, que le Collingwood s’arrête. Quelques pauvres familles, qui ne sont pas anglaises, mais chiliennes, habitent cette île, dont lord Anson a fait de si séduisantes descriptions. Les chèvres sauvages que Selkirck était parvenu à attraper à la course y sont aujourd’hui aussi nombreuses qu’alors.

Nous touchons à Lima, la ville des Incas, ou, pour mieux dire, au Callao, qui en est le port. Au-delà du Callao, en effet, les clochers et les dômes de Lima se détachent sur l’azur des Cordillières. Deux marines sont ici en présence : la marine anglaise et la marine péruvienne ; l’une, représentée par un noble vaisseau de quatre-vingts canons ; l’autre, par un maigre brick de guerre. C’est l’image vivante de l’Europe et de l’Amérique espagnole. Les chrétiens savent-ils moins bien faire que les anciens Incas ? L’aspect actuel du Pérou le donnerait à penser, car, à la place d’un royaume florissant que les conquérans ont trouvé, ils n’ont laissé qu’un pays dans lequel la décroissance de la population et des terres de culture est effrayante. Il est vrai que les chrétiens de nos jours ont fait de ce beau royaume une république. Sous les lois des Incas, l’agriculture florissait ; notre invention du guano comme engrais n’est qu’un plagiat de leur antique industrie, et si l’un de ces cadavres qu’on exhume chaque jour des cryptes où ils sont enterrés, assis comme les sénateurs romains attendant les Gaulois sur leur chaise curule, revenait aujourd’hui à la vie, il ne reconnaîtrait certes pas la patrie qu’il avait laissée, asservie déjà, mais du moins encore florissante. La Providence, du reste, semble avoir vengé, sur