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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/326

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à peine la base, le majestueux condor, à l’immense envergure, plane comme une frégate aérienne. La campagne est déserte. Un gaucho, le poncho aux mille couleurs sur l’épaule, rapide comme le vent du désert, pousse son fougueux coursier, et s’arrête étonné à la vue de la cavalcade européenne qui frappe ses yeux pour la première fois, puis il reprend sa course au milieu de flots de poussière, ou bien encore un Indien, semblable au nuage que la brise chasse vers la pleine mer, passe comme un trait et se dirige vers les pampas.

Santiago est à trois jours de marche de Valparaiso. On s’y arrête dans un hôtel qui ressemble à tous les hôtels du monde civilisé. Ne devine-t-on pas que, comme Valparaiso, comme toutes les villes d’origine espagnole, Santiago a des rues à angles droits, de nombreux et riches couvens, des cafés, un théâtre ; qu’on y entend, ainsi que partout ailleurs, le râclement des mandolines, le son de l’or sur des tapis verts ? Passons ; laissons ces mœurs pittoresques, il est vrai, mais trop de fois décrites. C’est au milieu des Cordillières, et près de Santiago, qu’il faut nous arrêter, si nous voulons, dans une légende simple et vraie, surprendre le singulier contraste des traditions catholiques et des fables indiennes. Le soir est venu. M. Walpole et ses compagnons se sont arrêtés à l’entrée d’une gorge. Un de ces orages terribles des montagnes est imminent. Les nuages pèsent sur les plateaux de la Cordillière, qu’ils couvrent et découvrent tour à tour. Pendant que le repas se prépare, le guide a pris la parole ; il raconte et on l’écoute. — Un jour, dans les premiers temps du monde, trois hommes traversaient ces montagnes. À la tombée de la nuit, tous trois étaient assis autour d’un foyer ardent. Le ciel était noir, l’obscurité profonde. Le vent, dans les anfractuosités des rocs, grondait parfois comme la voix du lion cherchant sa proie dans les nuits sombres. — Moi, dit l’un des trois voyageurs, je n’ai des lions nul souci ; j’ai mon épée. — Ni moi, dit le second, car j’ai une lance. — Ni moi non plus, dit le troisième, car j’ai la foi pour bouclier. — Cependant un lion prêtait l’oreille. La lance de l’un, pas plus que l’épée de l’autre, ne l’eût empêché de mettre les trois voyageurs en pièces ; mais, comme c’était un lion fort avisé, ce bouclier de la foi dont parlait le dernier lui donna à réfléchir, et il trouva plus prudent de s’éloigner. Sur son chemin, l’animal rencontra une vieille femme, assez maigre proie, même pour un lion affamé ; mais, comme dit un proverbe espagnol, a buena hambre no hay pan duro (à bonne faim point de pain dur). Toutefois, avant de la déchirer, le lion crut devoir lui demander ce que pouvait être cette arme de la foi. — Ah ! dit la vieille, qui, quoique fort intimidée par la présence du terrible questionneur, garda sa présence d’esprit, rendez grace à votre bonne étoile de m’avoir rencontrée avant d’avoir bravé cette arme effrayante ; c’est l’engin de guerre le plus destructif qu’on ait encore inventé.