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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/342

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Je puis compléter ici le récit de l’officier anglais par mes propres souvenirs. Peu d’années avant l’époque où je visitai la Basse-Californie, les Indiens avaient poussé plus loin que jamais dans le Nouveau-Mexique leurs incursions et leurs massacres. Un Américain à la figure repoussante, avec qui le hasard m’avait mis en relation à la Paz, vint un jour, en compagnie d’un associé, proposer au gouverneur Armijo un marché qui fut accepté. Les deux Yankees demandaient 10 piastres (50 francs) par tête ou par chevelure d’Indien qu’ils rapporteraient au général. Pendant six mois environ, les deux chasseurs d’hommes reçurent une somme si considérable, que le gouverneur crut devoir réduire la prime de moitié. Les six mois suivans, leur récolte fut encore assez abondante, mais on remarqua que les chevelures étaient beaucoup plus courtes ; et comme on venait de retrouver à la même époque plusieurs cadavres de blancs portant les traces du couteau des scalpeurs, le gouverneur ne put se dissimuler que des méprises fâcheuses avaient été commises. Après avoir recommandé à ses terribles auxiliaires plus de circonspection à l’avenir, il finit par les réduire aux appointemens fixes et annuels de 1,400 piastres, — 700 piastres pour chacun[1]. Les deux associés promirent de ne plus le tromper, mais dès-lors commença pour eux une vie de fainéantise presque pastorale. Une seule chevelure fut livrée dans le cours de cette année ; elle coûtait donc 1,400 piastres : il est vrai qu’elle était fort longue ! Le général Armijo prit cette fois le parti de congédier les deux Yankees, qui jugèrent prudent d’obtempérer à l’ordre du gouverneur. La chevelure était celle d’une femme dont on retrouva le cadavre quelque temps après leur départ.

De telles natures féroces et cupides sont heureusement assez rares dans l’intrépide population qui erre, sous mille noms divers, la pioche ou le rifle sur l’épaule, à travers les solitudes américaines. On pourrait opposer aux scalpeurs gagés du général Armijo le vrai type du backwoodsman, tel qu’ont pu l’observer tous les voyageurs dont la curiosité aventureuse n’a pas reculé devant les hasards et les périls d’une excursion dans les savanes. Pour connaître le coureur des bois dans toute sa simplicité patriarcale, dans toute sa grandeur chevaleresque, il faut, par quelque nuit d’hiver, s’être assis à l’un de ces foyers homériques, auprès desquels le baackwoodsman dresse sa tente, et qui sont comme les phares hospitaliers du désert. Là, toujours une réception cordiale attend le voyageur. Des quartiers d’ours ou de bison grillent sur un vaste brasier, exhalant leur appétissant fumet ; des jambons de cerf sont suspendus aux parois de la tente. Votre hôte est peut-être un de ces vieillards comme en voient seules les forêts d’Amérique, vrais

  1. 7,000 francs en tout, et 3,500 par individu.