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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/387

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dramatiques dont les péripéties coupent la respiration du lecteur. Il n’a même pas tout ce qui faisait le charme particulier de Typee, cet intérêt romanesque qui s’attache à des sites insolites et à des aventures extraordinaires dans un monde où tous nos souvenirs sont déroutés ; ce n’est pas davantage, enfin, un de ces vastes tableaux qui embrassent toute l’humanité. Rien de pareil. L’ouvrage de M. Melville est simplement l’histoire d’un jeune garçon qui quitte sa, famille, après des revers de fortune, pour s’embarquer comme mousse à bord d’un vaisseau marchand. Son voyage à New-York, sa traversée d’Amérique à Liverpool, son séjour au port et son retour au pays, tels sont à peu près les seuls incidens de ce roman-biographie. À peine sont-ils suffisans pour remplir deux volumes, et plus d’un passage accuse cette fois M. Melville d’avoir trop écrit en vue de faire un livre. Cependant, dans cette œuvre encore, il a conservé le privilège de ne pas être un écrivain comme tout le monde. Il saisit, il a un talisman. Nous avons appelé Redburn un roman-biographie, peut-être aurions-nous mieux fait d’employer le mot autobiographie. Il semble en tout cas que la narration soit composée de deux parties écrites à des époques différentes. Si dans la seconde moitié de l’ouvrage on sent l’homme de lettres, tout le début est évidemment inspiré par des souvenirs encore tout vivans. Les premiers symptômes de l’esprit aventureux de Redburn, ses projets de voyage, sa misanthropie enfantine, tout cela est peint et précisé avec une netteté sans emphase qui révèle une étude d’après nature. On n’invente pas de telles choses. C’est bien là l’enfant qui se sent pauvre et isolé ; c’est bien là l’enfant d’une race particulière, le jeune Anglo-Saxon encore indompté avec son étrange mélange de rudesse et de sensibilité, de rêveries affectueuses et d’instincts volontaires, sauvages, presque farouches. L’équipage au milieu duquel le jeune mousse se trouve jeté n’est pas moins frappant de réalité. Quoique les peintures de la vie maritime se comptent par centaines, la rapide esquisse de M. Melville ressort dans le nombre comme une esquisse photographique parmi des tableaux de fantaisie. Elle nous met sous les yeux des marins, et, qui plus est, des marins anglais et américains, monde à demi barbare, où l’on comprend vite que l’on ne peut compter que sur soi, que l’on obtient seulement d’autrui ce qu’on sait conquérir ; rude école où l’on apprend vite la nécessité d’user de ses yeux pour se conduire, et d’où l’on sort trois fois homme, quand on n’y a pas laissé sa faculté d’aimer et de plaindre. Un homme habitué à étudier ses semblables aurait fort à faire pour éviter de se heurter aux rochers vivans de ces parages. Imaginez-vous au milieu de ces sauvages un pauvre enfant qui, dans son village, était membre d’une société de tempérance, et qui avait entendu dire au prédicateur de sa paroisse que les marins n’étaient que des brebis égarées ! Jusque-là, jusqu’à l’arrivée à Liverpool, la narration ressemble à une chronique. Rien n’y est exagéré, on le comprend ; point de jugemens, peu de réflexions, point d’idées générales. Le style n’est pas toujours fort soigné ; les mais et les quoique se présentent aussi souvent qu’ils peuvent rendre service. Qu’importe ? les phrases se déroulent comme les pensées et les impressions s’engendrent et se succèdent dans une ame d’homme. Chaque mot est marqué à l’empreinte d’une sensation vive et neuve. Dans le reste de l’ouvrage, c’est l’auteur de Mardi qui reparaît. Il spécule, il est philosophe, il chante les destinées de