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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/541

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française ? Est-ce le terme de la civilisation européenne ? ou doit-elle en sortir renouvelée ? Est-ce une crise ? est-ce une mort ? est-ce une expiation ? est-ce un supplice ? est-ce le mal ? est-ce le bien ? Étrange événement dont, depuis soixante ans qu’il dure, le caractère ne peut pas encore être défini, qui tour à tour apparaît comme un bienfait inappréciable ou comme un mal irréparable, qui a retiré à l’arbre social des racines sans lesquelles il semble qu’il ne peut plus vivre, et lui a fait pourtant porter des fruits d’égalité et de justice auxquels on ne peut plus renoncer dès qu’on les a goûtés, qui nous a assuré toutes sortes de libertés précieuses, excepté, dirait-on, la liberté d’être ! Véritable signe de contradiction élevé parmi les hommes, tournant comme un phare à demi éclairé sur son pivot mobile, qui tantôt illumine la mer de ses feux, tantôt laisse le nautonnier aux prises dans la nuit avec la tempête ! L’esprit plus profond qu’étendu de M. de Maistre n’hésita, pas. Il porta sur la révolution française un jugement sans restriction, et qui fut aussi sans appel. Il la déclara satanique dans son principe ; il lui reprocha moins encore ses crimes que son esprit, et 93, à ses yeux, ne fut que le châtiment de 89. M. de Maistre prononça cet arrêt dès 1795 ; il vécut trente ans depuis sans le rapporter. Ni les pompes de l’empire, ni la sagesse du code civil, ni le premier éclat des luttes parlementaires sous la restauration, ni cette apparence d’une société régénérée que prit, sous ses yeux, la France glorieuse d’abord et puis libre, rien ne put ébranler son jugement. Hélas ! que dirait-il aujourd’hui ? M. Ballanche fut moins téméraire ou moins ferme. Averti peut-être par l’atmosphère qui l’entourait, par la classe d’où il sortait, par la perspicacité naturelle de son esprit, de l’impossibilité de faire un pas en arrière vers le passé, il vit que, s’il condamnait le présent sans ménagement, il faudrait désespérer sans retour de l’avenir : il craignit qu’il n’y eût quelque impiété dans ce désespoir. Moins confiant pourtant que le libéralisme moderne dans la puissance des constitutions écrites pour remplacer les traditions, moins sûr que la philosophie rationaliste du temps d’arrêt que la raison saurait trouver elle-même, il passa toute sa vie, il épuisa tous ses efforts à opérer entre des idées d’origines contradictoires, entre des regrets, des craintes, des scrupules qui se heurtaient, une conciliation qui ne porte jamais la paix dans son esprit ni la clarté dans ses écrits. Ce n’est pas tout-à-fait à nous, dans les ténèbres où nous sommes aujourd’hui plongés, de lui reprocher de ne pas avoir vu plus clair. Si dans d’autres temps le regard de M. Ballanche nous sembla parfois un peu trouble, c’est peut-être que, plus étendu que le nôtre, il apercevait plus de nuages à l’horizon et embrassait plus d’objets à la fois.

Mais il faut laisser exposer à M. de Saint-Priest cette différence de jugement entre deux hommes si rapprochés de croyance, qui ne tarda