Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/542

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas à dégénérer en polémique. Si M. de Saint-Priest n’avait suivi que ses sympathies d’écrivain et d’homme de talent, à coup sûr il aurait donné la préférence à M. de Maistre. La force de la pensée, la précision du style, la puissance de l’ironie, ces mérites éminens de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, sont des qualités auxquelles M. de Saint-Priest n’a pas le droit d’être insensible, tandis qu’il en a dû coûter à son esprit, qui aime à marcher droit, d’avoir à se démener l’espace de quatre gros volumes dans les régions où habitait trop souvent la pensée de M. Ballanche. Malgré ce penchant naturel qu’il a dû avoir à combattre, M. de Saint-Priest n’hésite pas à donner dans le différend l’avantage au partisan éclairé de la société nouvelle, à celui des deux chrétiens qui joignit à une foi aussi pure, bien que moins sévère, une charité plus bienveillante pour les individus, et une meilleure espérance de la bonté de Dieu pour le monde.

« Tous deux, dit-il, partirent du même principe, tous les deux donnèrent à leur système la base éminemment chrétienne de la chute du premier homme… Mais, à l’aspect des crimes qui décimaient et souillaient la patrie, M. Ballanche n’avait point douté de son avenir, ni désespéré de la société. M. de Maistre l’avait maudite. Il avait surtout maudit la France, et, comme pour mieux la défier, il lui avait emprunté sa langue. À cet instrument affaibli et faussé, il avait su restituer quelque chose de sa force première. Fils des montagnes, il avait rendu à notre idiome cette saveur native qui semblait perdue. Comme tous les grands écrivains d’un temps de décadence, M. de Maistre était doué d’un caractère d’esprit à la fois subtil et rude, âpre et maniéré, mais original, mais animé, mais vivant ! Son style sonne comme un écho excessif de Malebranche et de Pascal, M. Ballanche fut frappé de cette véhémence souvent naturelle et sincère, quelquefois factice et préméditée, de cette verve aventureuse du sophisme de bonne foi qui force l’attention en provoquant l’impatience. Il se sentit attiré par l’éloquence abrupte du théocrate savoyard ; mais, lorsqu’il le vit adopter le passé tout entier sans vouloir en rien distraire, le couvrir d’une protection hautaine, s’armer de toutes les ruines pour en écraser la génération présente, poursuivre de ses dédains et de ses sarcasmes les plus beaux génies, éternel honneur de la France, commenter avec complaisance les abus les plus odieux de la tyrannie, insulter la paix, diviniser la guerre, chercher des circonstances atténuantes pour la torture, faire du plus étrange des fonctionnaires publics l’arc-boutant de la société, M. Ballanche ne put contenir son ame courageuse et tendre devant une théorie si cruelle. »

Nous connaissons peu d’exemples d’un plus heureux mélange de la critique littéraire et du jugement philosophique que ce morceau achevé dans toutes ses parties. Les admirateurs de M. de Maistre (et nous nous