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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/552

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ne parlerait pas autrement à un écolier tapageur et mutin. On dirait un homme ayant réalisé toutes les conditions de grandeur et d’héroïsme, sauvé son pays, dépassé Pitt et Nelson après avoir égalé Byron et Goethe, et, dans un moment de complaisant loisir, s’adressant à quelque adolescent obscur qui a besoin d’être régenté. Tant de sévérité et de dédain n’est malheureusement justifié par aucune des qualités poétiques que nous admirions dans les Méditations et les Harmonies. Pour la limpidité et la transparence, l’élégance et la grace, toute cette poésie est bien loin de celle à laquelle elle répond. Vraiment, M. de Musset n’est ni orgueilleux ni vindicatif ; il ne s’est vengé que par un vers du sonnet que nous avons cité. S’il eût voulu satisfaire sa vanité ou sa rancune, il n’avait qu’à placer la réponse de M. de Lamartine en regard de son admirable épître, et la Marseillaise de la paix à la suite de son Rhin allemand : jamais revanche n’eût été plus complète et plus piquante.

Il est grand temps de donner à chacun son rang et sa place, de supprimer des hiérarchies imaginaires. Les anciens, nous le comprenons, éprouvent toujours une certaine répugnance à s’avouer que la distance qui les séparait des nouveaux-venus et des jeunes s’est peu à peu amoindrie ou effacée. Lorsqu’ils paraissent en convenir, leurs aveux et leurs éloges gardent un certain air magistral, une allure de supériorité, de condescendance à demi voilée, qui, même dans le panégyrique, renonce difficilement aux honneurs de l’avertissement et du conseil. Il est triste, lorsqu’on a donné autrefois le mot d’ordre et la consigne, d’être forcé de se dire que les disciples d’alors sont à leur tour devenus des maîtres. Les plus ingénieux, les plus résignés n’y consentent jamais sans quelque effort où se trahit l’humaine faiblesse.

Oui, l’on peut, l’on doit regretter que M. de Musset s’obstine dans sa nonchalance et sa grace, qu’au lieu de fantaisies et de caprices il n’ait pas dit sur ce qui se passe sous nos yeux son mot, ce mot décisif que lui seul pourrait dire, ce vers brûlant qui s’incrusterait si bien dans nos ridicules et nos folies. On doit regretter que ces spectacles désastreux ou grotesques n’aient pas échauffé sa bile, ne lui aient pas inspiré ces vigoureuses haines de l’homme aux rubans verts dont il parle, en un passage de son nouveau recueil, avec un accent si sincère et si ému. Cette corde nouvelle, cette veine inexplorée, eussent achevé de lui donner, non pas un sérieux qu’il a déjà, et que nous constaterions, s’il le fallait, malgré lui, mais une influence plus directe, plus efficace sur cette génération qui l’aime, et qui a tant de fois tressailli à ses adorables accens. Quant au talent en lui-même, à l’éclat et à la valeur poétique des œuvres, les restrictions ne sont plus permises ; elles ressembleraient trop, chez quelques-uns, aux secrètes représailles d’amours-propres mécontens, de grands hommes amoindris et remplacés.

Après tout, l’étourderie qui embrouillerait encore Ninette avec Ninon n’est-elle pas préférable à celle qui, dans des régions plus dangereuses et plus hautes, confond les réalités avec les chimères, les intérêts véritables avec les folles, aventures, et fait sortir de cette confusion funeste le malheur et la ruine d’un pays ? Ce n’est jamais impunément que les poètes commettent de semblables fautes. Outre le mal qu’ils font à la société, à leur gloire et à eux-mêmes, il est bien rare, quand ils retournent à la poésie pour se distraire des affaires ou se consoler des disgraces, qu’ils retrouvent cette justesse, cette distinction et cette