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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/776

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on respectait leurs barques, leurs femmes, leurs maisons ; leur vieux recteur même, malgré l’imprudence de son langage, était ou ignoré ou toléré ; bref, ces bonnes gens, voyant que la république les oubliait, s’étaient pris de leur côté à oublier la république.

Telles étaient les dispositions à la fois sensées et généreuses des habitans de F… vis-à-vis de la convention nationale, lorsque, le 12 juin 1795, à l’aube, cette harmonie, fruit d’une mutuelle tolérance, fut troublée inopinément par un bruit de coups de crosse dont retentissaient les portes les plus notables de l’endroit. Les babitans, éveillés en sur saut, aperçurent avec confusion, sur la place de l’église, les uniformes bleus et les plumets rouges des grenadiers de la république. Un détachement d’une cinquantaine d’hommes, précédé par deux officiers à cheval, venait d’envahir le bourg, violant ainsi tous les droits des neutres que le fait semblait avoir acquis à ce petit coin du monde, vierge encore de toutes traces révolutionnaires.

Cependant la panique causée dans le village par cette brutale agression céda peu à peu aux assurances pacifiques des officiers et aux procédés amicaux des soldats. Il ne resta bientôt plus aux habitans d’autre souci que de deviner le but de l’expédition. Malgré la faiblesse du détachement, le rang de l’un des officiers, qui portait les épaulettes de commandant, semblait indiquer que l’objet de cette promenade militaire n’était pas sans importance. Derrière la petite colonne républicaine, plusieurs chevaux de selle étaient menés à la main par un paysan breton, vêtu rigoureusement du vieux costume national, supplément d’une apparence débonnaire sans doute, mais nouveau mystère jeté sur un événement déjà suffisamment inexplicable.

Au moment où les braves pêcheurs de F… se perdaient dans ces incertitudes, ils en furent distraits par un autre spectacle également inusité : une frégate, anglaise selon toute vraisemblance, venait d’apparaître au sud de leur baie, manœuvrant évidemment de façon à s’approcher de la côte aussi près que la prudence le permettait à un navire de cette dimension. Ce second événement eut l’avantage de fournir aux indigènes l’explication naturelle du premier : il était clair que la frégate allait jeter sur la côte un corps d’invasion dont les bleus arrivés le matin avaient mission d’empêcher le débarquement. Or, il suffisait d’une simple comparaison mentale entre les forces du détachement républicain et celles que pouvaient contenir les larges flancs de la frégate pour prévoir l’issue inévitable de la lutte. Cette ingénieuse découverte mit An aux transes publiques ; toutefois elle ne fut pas admise dans le village avec une satisfaction sans mélange, car, pour rendre justice à la population de la côte armoricain, les couleurs de la vieille Angleterre n’y étaient pas vues de meilleur œil que celles de la république française.