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BELLAH.

Par une singularité remarquable, l’idée que l’apparition de la frégate avait éveillée dans l’esprit des pêcheurs était précisément celle qui s’accréditait parmi les soldats épars sur la grève. Enfans grossiers, mais pieux, de cette république dont l’héroïsme était le pain quotidien et nécessaire, élevés au bruit de fabuleuses hardiesses, pleins de cet orgueil patriotique qu’engendrent les grands souvenirs et qui fait naître de grandes actions, ces braves gens ne voyaient pour la plupart rien de choquant dans le combat prodigieusement inégal qu’ils croyaient prochain. Cette question se discutait au reste avec chaleur dans un groupe formé de cinq ou six jeunes grenadiers dont l’inexpérience avait cru devoir, en face de cette crise imminente, prendre conseil d’un sergent à moustaches grises. Ce personnage, nommé Bruidoux, au lieu de répondre immédiatement aux interpellations de ses inférieurs, jugea bon d’affermir au préalable sa dignité ; il prit dans son chapeau un petit mouchoir à carreaux, retendit avec précaution sur le sable, et s’assit avec une certaine majesté railleuse sur ce modeste tapis. Puisant alors du tabac par petites pincées dans une bourse en cuir dont le nom m’échappe, il se mit à bourrer une pipe en terre à court tuyau avec la circonspection méthodique d’un homme qui —connaît le prix des choses. Après avoir passé le pouce sur l’orifice du fourneau, de manière à égaliser la surface du précieux végétal, Bruidoux tira un briquet et le battit avec cérémonie. Lorsqu’enfin la pipe allumée fut bien assujettie au coin de ses lèvres, le grave sergent s’étendit de tout son long sur le sable, interposa entre sa nuque et la grève humide ses deux mains jointes, et, poussant vers le ciel d’énormes flocons de fumée : — Maintenant, dit-il, qu’est-ce que tu me faisais l’honneur de m’objecter, Colibri ?

— Ce n’est pas moi, sergent, répondit le jeune homme gauche et joufflu que Bruidoux désignait sous le sobriquet amical de Colibri ; ce sont les camarades qui disent que ce grand diable de vaisseau va débarquer un tas de ci-devant, et que nous sommes ici pour l’en empêcher. Est-ce que vous croyez ça, vous, sergent ?

— À cette question, dit Bruidoux, il est possible que les savans fissent une cinquantaine de réponses. Quant à moi, Colibri, je n’en ferai que deux : primo, je le crois ; secundo, je l’espère.

Sur ces paroles, qui empruntaient à la bouche d’où elles étaient émanées une autorité sibylline, les jeunes grenadiers se regardèrent furtivement en se communiquant l’un à l’autre leurs secrètes impressions par un hochement de tête accompagné d’une moue particulière de la lèvre inférieure.

— Sergent, reprit timidement Colibri, dans le temps que vous faisiez la guerre en Amérique, je dois supposer que vous avez un peu navigué ?