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REVUE DES DEUX MONDES.

— Naturellement, mon garçon, la route de terre n’étant pas encore inventée quand je passai dans le Nouveau-Monde, et la traversée à la nage offrant alors, comme aujourd’hui, d’étonnantes difficultés.

— Eh bien ! sergent, vous devez savoir combien d’hommes peut porter un vaisseau de la force de celui qui est en vue ?

— Sur un navire de cette taille, répliqua flegmatiquement Bruidoux, j’ai vu jusqu’à quinze cents gaillards avec leur fourniment, et il y en avait qui jouaient du violon sans avoir les coudes plus gênés qu’un aveugle sur une place publique.

— Ainsi, dit Colibri, aux yeux de qui cette déclaration ouvrait une fâcheuse perspective, ainsi vous pensez, sergent, que la frégate peut débarquer un millier d’hommes ?

— Sans plus de difficulté que je n’en ai moi-même à cracher. Ensuite, jeune homme ?

— Nous ne sommes que cinquante, fit observer Colibri avec réserve.

— Après ? dit Bruidoux.

— Us seront vingt contre un, sergent.

— Veux-tu me faire le plaisir de me dire, reprit le vieux soldat, quel est le nom de cette pendeloque bariolée qui est perchée au haut de leur mât, et qui commence à me tirer l’œil désagréablement ?

— C’est le pavillon anglais, dit Colibri.

— Bon ! Et serais-tu assez aimable pour me rappeler à la mémoire les nom, prénom et qualités de ce bijou-ci ? demanda le sergent en montrant de la main un guidon tricolore que le vent agitait au-dessus d’un faisceau de baïonnettes.

— C’est le drapeau de la république.

— Une et indivisible, citoyen Colibri. Or, mon garçon, comme par le temps qui court on est exposé aux plus désagréables rencontres, si jamais tu te trouvais à l’improviste en face d’une armée de Prussiens, d’Anglais ou de fédéralistes quelconques, attache-moi un chiffon comme celui-ci au catogan du général ennemi, et tu le verras subitement tourner les talons avec toute son armée, ni plus ni moins qu’un jeune ci-devant à qui le cuisinier de madame sa mère accroche un torchon dans le dos. Voilà.

— Mais, sergent, reprit Colibri, si nous sommes venus pour nous battre, à quoi serviront les chevaux de selle que ce grand paysan à longs cheveux menait en laisse derrière nous ?

— Ces chevaux, dit le sergent après une minute de réflexion, sont, selon toute apparence, destinés à des prisonniers de marque.

— Voyez ! cria tout à coup Colibri, la frégate ne marche plus.

Le sergent Bruidoux, quittant sa pose nonchalante, se souleva sur le coude, mit sa main en forme d’abat-jour au-dessus de ses yeux, et considéra un moment la frégate avec attention. — Ils sont en panne,