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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/780

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REVUE DES DEUX MONDES.

vous gagne, et que vous allez vous noyer ; — vous noyer, entendez vous !

Le commandant tressaillit comme un homme qui s’éveille, promena autour de lui des regards étonnés, et, s’apercevant que ses bottes étaient déjà submergées jusqu’à la cheville, il s’élança d’un bond sur la grève en murmurant une imprécation dont le caractère contenu et discret annonçait des habitudes distinguées ; car un homme bien élevé diffère d’un cuistre jusque dans les grossièretés où peuvent l’entraîner les surprises de la passion. Puis le jeune homme, ayant fait rentrer l’un dans l’autre les tubes de sa lorgnette, commença sur le sable une promenade rapide, sans autre but apparent que de calmer une grande agitation d’esprit.

Les soldats inquiets ne perdaient pas un seul des mouvemens de leur chef.

— Je suis sûr, hasarda Colibri, parlant assez haut pour être entendu de Bruidoux sans s’adresser directement à lui, je suis sûr que le commandant regrette de ne pas avoir amené tout le bataillon. — Bruidoux continuant de fumer avec une placidité orientale, Colibri s’enhardit : — Il faut, dit-il, que le général ait été trompé sur les forces de l’ennemi ; autrement il serait venu lui-même avec deux ou trois batteries

— Pourquoi pas avec toute la division, l’état-major et la musique ? interrompit d’une voix tonnante le sergent Bruidoux. Ne faudrait-il pas que la république elle-même se mît en marche avec tous les sans culottes de France et de la ci-devant Navarre, pour conserver la fraîcheur du teint du citoyen Colibri ? Le général, dis-tu, moineau plumé ? Tu vas t’amuser à épiloguer sur les idées du général, toi, à présenti Assistes-tu à son conseil ? As-tu lu seulement le manuel du vrai troupier ? J’en doute, et voici pourquoi j’en doute, c’est que tu es tout-à-fait étranger à la théorie de l’effet moral ; ainsi, Colibri, tu ne peux pas te fourrer dans la tête qu’il y ait une crânerie délicieuse et un effet moral magnifique dans le simple fait d’opposer cinquante grenadiers à un millier de ci-devant… Que nous devions être hachés jusqu’au dernier, c’est ce qui me crève l’œil, comme à toi ; mais l’effet moral n’en sera pas moins produit, et les ci-devant sauront le cas qu’on fait d’eux. Et maintenant, Colibri, comme ton courage me paraît entaché de modérant isme, je dois te prévenir que si tu sentais, pendant que les prunes t’arriveront par devant, des coups de crosse te survenir par derrière, il ne faudrait pas t’abandonner à une frivole surprise, vu que je connais personnellement celui qui te la ménage.

Avant que le sergent Bruidoux eût pu constater sur le visage de son subordonné l’effet moral de sa période, une exclamation partie du groupe qui l’entourait attira ses regards vers la mer : il reconnut alors avec étonnement qu’un seul canot s’était détaché de la frégate, et fai-