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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/812

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balle a choisi la meilleure place, comme une aristocrate qu’eUeétait ; elle est allée se loger dans le cœur. C’est une pitié, continua Bruidoux, s’adressant aux soldats qui l’entouraient, c’est une pitié que de voir une noisette de plomb, lancée par un lâche coquin, entrer si facilement dans la poitrine d’un brave homme. Je donnerais mon œil gauche pour tenir deux minutes en tête à tête la guenon de lavandière qui a mis son doigt de carogne sur la détente !… Inutile de vous dire-, citoyens, qu’il n’est pas question de laisser notre camarade étendu là comme une vieille guêtre. Il aura son lit de six pieds, tout comme s’il était né duc et pair sous l’ancien régime. Hem ! hem ! j’aimais ce garçon, mes enfans ; c’était un brave. Il n’avait pas, plus que moi-même, l’étoffe d’un général en chef ; mais, autour de la marmite comme en face d’une ligne ennemie, il y avait du plaisir à lui serrer le coude : c’était un compagnon d’une tenue irréprochable… Hem ! hem ! citoyens, une larme peut tomber sur une moustache grise sans la déshonorer, quand il s’agit de dire adieu à un ami Pauvre diable de

Robert, citoyens le voilà flambé !

Ainsi conclut, en passant sa manche sur ses yeux, le peu académique Bruidoux. La solennité de l’heure et du lieu, la présence du cadavre, aux traits duquel le reflet vacillant des torches semblait prêter une vie fantastique, enfin le caractère respecté de l’orateur, avaient puissamment secondé l’effet moral de sa funèbre improvisation : les grenadiers qui formaient le naïf auditoire de Bruidoux se regardèrent en hochant la tête d’un air satisfait, comme pour se dire qu’un soldat ne pouvait souhaiter à sa mémoire un panégyriste plus disert que leur vieux sergent.

Pendant ce temps, Francis était parvenu à rappeler son ami à la vie ; mais la faiblesse de Hervé ne lui permettait pas encore de répondre aux questions empressées du jeune lieutenant. Quelques soldats, sous la direction de Bruidoux, s’occupèrent de creuser, avec leurs sabres, une fosse dans laquelle furent ensevelis les restes de leur malheureux camarade. D’autres, formant avec leurs fusils une sorte de brancard, se mirent en devoir de transporter leur commandant jusqu’au château. Ils étaient environ aux deux tiers du chemin, quand le bruit assez rapproché d’une nouvelle détonation les arrêta subitement. Hervé fit un mouvement pour se relever ; mais il retomba aussitôt, épuisé par cet inutile effort. Francis, laissant près de lui deux grenadiers, s’élança avec le reste de la troupe dans la direction du donjon, derrière lequel le coup de feu semblait être parti.

La sentinelle, placée à cet endroit des ruines, fut trouvée à son poste, rechargeant son fusil. Interrogée par Francis sur les motifs de cette alerte, elle répondit qu’elle avait vu sortir tout à coup du bas de l’escarpement sur lequel le donjon était assis de ce côté une procession