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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/911

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cette vie contemporaine sans profondeur et sans fixité, asservie au fait, brisée et, dispersée, au vent des surexcitations quotidiennes ; théâtre mobile où se promènent des fantômes, où s’agitent de quasi-hommes publics, de quasi-orateurs, de quasi-tribuns, occupés à envelopper la société, désarmée et surprise, dans les réseaux de leurs habiletés frauduleuses ! Et, dans le domaine intellectuel, quelle condition inévitable et impossible la démocratie a-t-elle faite à la pensée littéraire ? Celle de vivre et sans la spontanéité individuelle, qui périt dans la déification absolue du nombre, sans la conscience, cette portion morale de l’homme, opprimée et étouffée sous la domination énervante d’un matérialisme qui éteint une à une toutes les inclinations supérieures, sans le goût, cette vertu délicate de l’esprit, qui subit la dépression commune et disparaît dans le naufrage de toutes les distinctions ! Là, comme dans la politique, comme dans les mœurs, si vous jugez de haut ; vous verrez l’esprit de démocratie par une action incessante, souvent furtive et inavouée, briser les liens de la discipline intellectuelle, émanciper les ambitions illégitimes, affaiblir l’autorité de l’idéal, scinder les facultés humaines, isoler l’imagination de la conscience dissoudre, en un mot, dans leur source même, l’inspiration et la moralité littéraires, et préparer ce régime sans nom de vulgarités ou d’excès, de violences et de défections, dont nous sommes les témoins attristés. Cherchez bien, calculez et pesez toutes les causes qui expliquent à vos yeux l’affaissement contemporain ; il n’en est point qui ne se rattache à celle-ci : le développement inintelligent et brutal, dans les idées comme dans les faits, d’une fausse notion de démocratie. C’est la raison d’être de cet esprit d’impuissance et d’avortement qui plane tristement sur notre époque. Comprenez-vous maintenant comment il se fait que ce mouvement de février, dernière et gigantesque explosion de l’instinct démocratique livré à lui-même, n’ait produit ni une grande idée, ni un caractère éminent, ni uni œuvre littéraire digne d’être remarquée ; pourquoi il n’a donné le jour qu’à des destructeurs, des sophistes et des incapables, sans doute pour vérifier le mot rajeuni par M. Proudhon : « Les bêtes elles-mêmes ont parlé ; » pourquoi aussi, dans les lettres, il n’a fait naître rien de saillant, rien de victorieux, et est réduit encore aujourd’hui à trouver sa plus fidèle expression dans des œuvres telles que le livre nouveau de M. Sue les Mystères du Peuple ; — où je ne sais ce qui est le plus absent, de l’originalité, de la droiture morale ou du goût !

Serrons de plus près, si l’on veut, ces symptômes intellectuels de notre temps, en les rapprochant de leur source. Que résulte-t-il, en effet, pour la littérature, de ces conditions nouvelles issues d’une malfaisante idée démocratique ? La première conséquence visible, c’est que l’instinct du beau, la cession du vrai, le respect des choses sacrées