Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et des personnes qui l’accompagnaient refoula brusquement dans sa source l’émotion qui nous gagnait tous deux comme un fluide électrique. Six ans se sont écoulés depuis cette soirée fatale, cause de tant d’événemens que je ne vous rappellerai pas et que le temps a déjà entraînés dans la nuit éternelle. Hélas ! elles n’existent plus que dans mon souvenir ces heures bienheureuses où vous chantiez à côté de moi la musique des maîtres et surtout celle de Mozart, dont le génie mélancolique et tendre répondait si bien à la nature de vos sentimens. Vos soupirs, mêlés à ses divins accords, répandaient dans mon ame une ivresse impossible à décrire. Que sont-ils devenus les sermens que vous me faisiez alors de rompre tous les obstacles qui s’opposeraient à notre amour ? Hélas ! ils se sont évanouis avec le bruit de vos paroles. Vous subissez la loi du destin, le monde triomphe, et vous allez aussi sacrifier la poésie du cœur à des arrangemens matériels ; mais vous ne tromperez pas le Dieu tout-puissant qui vous a pétrie de la substance la plus pure, et vous ne trouverez pas le bonheur là où l’on vous a dit de le chercher. Non, non, les voluptés de la matière ne peuvent pas tenir lieu des béatitudes infinies du sentiment. On ne donne pas plus le change à son propre cœur qu’on ne fait illusion par des simulacres inanimés. Une vie sans amour, c’est une œuvre sans inspiration. Avant de nous séparer pour toujours ; permettez-moi de vous demander une grace dernière. Pendant les heures solitaires que vous pourrez arracher à votre nouvelle existence, pendant le calme de la nuit, alors que l’ame se dégage des bruits de la terre et s’emplit de mystérieux pressentimens, je vous en conjure, mettez-vous quelquefois au piano, jouez la sonate en ut dièse mineur de Beethoven, et donnez quelques larmes au souvenir d’un cœur que vous avez brisé et qui vous crie du rivage : Frédérique, Frédérique, adieu pour jamais !

Pour moi, il ne me reste plus qu’à terminer ma triste vie en chantant avec le poète que nous lisions ensemble :

En vain le jour succède au jour,
Ils glissent sans laisser de trace :
Dans mon ame rien ne t’efface,
O dernier songe de l’amour !

Le récit qu’on vient de lire, dans lequel la biographie de Beethoven sert de cadre à un épisode de la vie intime, n’est pas, je l’ai dit, une fiction de ma fantaisie, ainsi qu’on pourrait être tenté de le croire. Ce n’est pas un de ces pastiches à la mode où l’histoire de l’art s’enveloppe d’une forme romanesque pour se faire e mieux écouter d’un public distrait ou indifférent. J’ai peu de goût pour ce genre de littérature qui altère la vérité sans grand profit pour l’imagination. J’aime