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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/102

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mieux aborder franchement la vie des grands maîtres, et traduire aussi fidèlement que possible la poésie de leurs œuvres immortelles. Les pages qu’on vient de lire racontent un épisode vrai de la vie d’un homme qui n’est pas tout-à-fait inconnu des lecteurs de cette Revue on se rappellera peut-être encore ce passage d’une étude sur le Don Juan de Mozart[1] où, à propos de l’adorable duo de Là ci darem la mano, il est fait allusion à une personne qui le chanta devant moi. J’eus alors occasion de faire connaissance avec celui que la maîtresse de la maison appelait familièrement caro cavaliere. Son goût exquis pour la musique, ses connaissances profondes et variées sur les arts en général, et, plus que tout cela, sa qualité d’Italien établirent entre nous une liaison d’autant plus solide, qu’il était peu communicatif de sa nature, et qu’il accordait difficilement sa confiance. Dans les longs épanchemens qui depuis survinrent entre nous, frappé de l’originalité de son esprit, de l’abondance de ses souvenirs et de l’intérêt que présentaient plusieurs événemens de sa vie, je lui disais souvent : « Chevalier, vous devriez écrire vos mémoires. — Eh ! pourquoi donc écrirais-je ce que vous appelez mes mémoires ? me répondait-il avec insouciance. Je ne suis ni un homme politique, ni un artiste, ni un philosophe de profession, pour avoir le droit d’importuner mes semblables du récit de mes escapades. Si j’avais une patrie, une famille, je pourrais du moins m’imaginer que le récit de mes interminables fantaisies pourrait intéresser un cœur dévoué, et alors seulement je pourrais me décider à faire ce qui m’a toujours paru la chose la plus pénible de ce monde : m’asseoir devant une table pour noircir du papier ; mais, triste débris d’un temps qui n’est plus, ne tenant plus à rien sur la terre et ne vivant que de souvenirs intimes, à qui pourrais-je parler si, par impossible, il me prenait envie de couler en bronze mes bavardages ? — Vous parleriez à cet être mystérieux et tout-puissant qui s’intéresse à tout ce qui est beau et vrai, à cet être éternellement jeune qui est partout et qui n’oublie jamais rien de ce qui est digne de mémoire, le public. Je suis étonné, mon cher chevalier, ajoutai-je, de vous entendre professer de telles maximes, vous qui êtes un esprit éminemment religieux et qui pensez que, sans l’amour et le sacrifice, ce monde que nous traversons serait une caverne de voleurs. — Ah ! vous me battez avec mes propres armes, me répondit-il un jour en me prenant affectueusement la main. Au fait, vous avez mille fois raison. En laissant tomber de mes lèvres les paroles dédaigneuses et amères que vous avez si justement relevées, je ne cherchais qu’un sophisme pour excuser mon incurable dégoût de tout ce qui est œuvre et prétention littéraires. La chose que j’ai toujours le plus admirée

  1. Voyez la livraison du 15 mars 1849.