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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/1078

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La pièce adressée à un Chanteur débute plus heureusement, je veux dire plus poétiquement, que le Brindisi de don Girella. Le poète parle à Moriani ; c’est du moins l’opinion généralement acceptée parmi les compatriotes de Giusti. Il commence par lui rappeler les belles années de leur jeunesse, les années qu’il ont passées ensemble à l’université de Pise, les airs qu’ils chantaient la nuit d’une voix harmonieuse et sonore, les belles jeunes filles qui se mettaient au balcon pour les mieux entendre. Tout ce début est plein de grace et de mélancolie. Il paraît, d’après cette pièce, que Giusti, tout en étudiant la jurisprudence, cultivait la musique, et sa voix, si nous acceptons son témoignage, n’était pas moins pure que celle de Moriani. À Dieu ne plaise que je lui reproche ce petit mouvement de vanité ! Ce n’est pas d’ailleurs pour le seul plaisir de se vanter qu’il rappelle à Moriani les applaudissemens que chacun d’eux recueillait sur la route. S’il lui parle de leur jeunesse tour à tour studieuse et gaie, ce n’est pas pour se plaindre de la fuite des années. Cette pièce, qui commence comme une élégie, ne tarde pas à nous révéler son vrai caractère, et la satire se montre dans toute sa franchise. Le poète s’indigne à bon droit des mœurs efféminées de son temps, et compare le sort des hommes qui vivent de leur intelligence au sort des hommes qui vivent de leur voix. Malgré ma vive sympathie, malgré ma profonde admiration pour la Malibran, pour Rubini, malgré ma reconnaissance pour le plaisir que je leur dois, je suis bien obligé de reconnaître que Giusti frappe juste, et que son indignation n’est pas un jeu de rhéteur. Il a raison de comparer la pauvreté de Romagnosi, qui a dépensé dans l’interprétation des lois un savoir immense, un génie admiré de tous les juristes, l’opulence du chanteur applaudi. La comparaison ne fait pas honneur à notre temps ; mais elle n’a rien de mensonger, et le poète reproche justement à l’Italie son ingratitude pour ses plus glorieux enfans. Chez nous, la science est mieux traitée ; cependant la vérité, sous quelque forme qu’elle se produise, n’est jamais récompensée comme le plaisir. La donnée de cette pièce est donc parfaitement vraie. Malheureusement l’élégance et la variété des développemens ne répondent pas à la justesse de la pensée. L’auteur se laisse emporter par la colère, je ne dirai pas jusqu’à l’amertume, car l’amertume dans la satire est un devoir, une nécessité, mais jusqu’aux railleries les plus vulgaires. Vraiment poète lorsqu’il parlait des rues silencieuses de Pise, des flots de l’Arno et des études de sa jeunesse, il ne trouve plus qu’un langage banal pour peindre la foule oisive suspendue aux lèvres du ténor triomphant. C’est grand dommage, car le début promettait merveille. Les premières strophes, écrites d’un style poétique, préparaient l’esprit aux émotions les plus généreuses, aux sentimens les plus élevés. Ce brusque changement de ton est pour toutes les intelligences