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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/1079

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délicates une déception douloureuse ; peut-on voir sans tristesse une idée vraie amoindrie comme à plaisir par la vulgarité de l’expression ? Il était digne d’un poète pénétré de ses devoirs de vouer au ridicule les femmes qui se pâment en écoutant le ténor à la mode, dont la prunelle disparaît sous l’orbite, qu’une gamme chromatique ravit en extase ; mais il fallait trouver pour l’ironie des images vengeresses, et Giusti s’est contenté de dire en vers ce qu’il aurait très bien pu dire en prose.

Ai-je besoin d’insister sur cette remarque ? N’est-il pas trop évident que la colère du poète, bien que née d’un sentiment généreux, devient banale, et n’a plus de prise sur le lecteur dès qu’il renonce à lui prêter un langage rapide, elliptique, abondant en images, un langage, en un mot, qui ne puisse être confondu avec le langage de la vie ordinaire ? Je m’associe de tout mon cœur à l’indignation de Giusti, je déplore comme lui l’ingratitude de la foule pour les hommes qui vouent leur vie à l’étude, à la découverte, à l’enseignement de la vérité ; je n’ai que du dédain pour les applaudissemens trop souvent stupides prodigués aux chanteurs par les badauds de tous les pays, qui ne savent pas siffler quand leur idole chante faux ; mais je voudrais voir toutes ces pensées, je voudrais voir cette colère revêtues d’une armure poétique. Au lieu de fer et d’airain, je ne trouve qu’un manteau cousu à la hâte, un manteau que la première étreinte suffira pour déchirer. N’est-ce pas d’ailleurs un non-sens de vouloir démontrer l’importance, la nécessité du style poétique en poésie ? La Toscane, qui a devancé l’Europe tout entière dans la culture des lettres, a-t-elle besoin de leçons ? Sans consulter les nations voisines, n’a-t-elle pas sous les yeux des modèles de tout genre ? Le génie poétique ne s’est-il pas montré à Florence sous les formes les plus variées ? Cependant je ne pouvais guère me dispenser de rappeler ces vérités élémentaires, car, bien qu’elles soient depuis long-temps acceptées par tous les esprits éclairés, nous voyons se multiplier chez nous comme en Italie les écrivains qui prennent le rhythme et la rime pour les fondemens mêmes de la poésie. Giusti ne mérite pas ce reproche il pense avant d’écrire, il sent avant de parler ; mais il ne prend pas la peine de chercher pour sa pensée une forme précise, et cette négligence diminue singulièrement la grandeur et la portée de ses conceptions. Je ne crains donc pas qu’on m’accuse de prodiguer l’évidence. Entre ceux qui possèdent la forme sans la pensée et ceux qui possèdent la pensée sans la forme, il y a place pour le vrai poète qui réunit la forme à la pensée, qui complète l’inspiration par l’expression. Me blâmerait-on d’insister ? N’ai-je pas une réponse toute prête ? Ces vérités, qui traînent sur les bancs de toutes les écoles, ne sont-elles pas chaque jour méconnues ? Il n’est donc pas hors de propos de les rappeler. Si l’intention, chez Giusti, ne me semblait pas