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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/173

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le sable. Ce furent alors des hurlemens de douleur, des cris de rage, des gémissemens, des sanglots qui remplirent la vallée. En se décidant à la fuite, l’arrière-garde entraîna les blessés dans son mouvement de retraite, et emporta le cadavre de celui qu’avait abattu l’Abyssin : chacun le traîna un peu ; dans les endroits difficiles, deux, trois, quatre individus valides réunissaient leurs efforts pour faire franchir l’obstacle au corps du mort, tandis que les jeunes et les femelles s’attroupaient autour en poussant de longues plaintes.

— La tribu pleure celui qui vient d’être tué, dit Mohammed-Cotten. En effet, il y avait dans cette scène quelque chose de la douleur de l’homme quand un des siens a succombé, et à coup sûr je n’aurais pas voulu ajouter un second meurtre à celui commis par Gazaïn. Toutefois cela ne faisait pas le compte de Gabrio, qui, après avoir rechargé son fusil, l’avait appuyé sur une grosse pierre, et ajustait longuement avec de minutieuses précautions. Le coup partit, et un singe, tranquillement assis sur la plus haute crête de la montagne, roula de rocher en rocher jusqu’à un arbre qui avait poussé dans une crevasse entre deux blocs à pic. De cet arbre au fond de la gorge, il y avait encore une cinquantaine de pieds au moins. Le malheureux animal avait eu les flancs traversés par la balle un peu au-dessus des cuisses ; aussi, le train de derrière ayant perdu tout mouvement, il ne put se retenir à l’arbre que par ses mains antérieures. De sa blessure, l’on voyait le sang s’échapper goutte à goutte. C’était une femelle, et sur son dos un petit s’agitait avec des signes d’une terreur indicible, tandis que la mère poussait des cris de détresse, en regardant le haut du rocher où des milliers de têtes penchées au-dessus de l’abîme contemplaient son agonie.

L’épouvante avait rendu toute la horde mnette : seulement quelques mâles se démenaient, allaient, venaient en tout sens, comme s’ils eussent cherché du secours pour leur sœur blessée, dont les forces diminuaient à vue d’œil, et dont les gémissemens avaient un accent lamentable qui me fit pitié. Je la couchai en joue, et, deux secondes plus tard, le pauvre animal tombait à terre, au milieu d’une touffe de grandes herbes. Le petit, sain et sauf, se détachait du cadavre, et le secouait avec des grimaces et des cris déchirans. Gabrio s’élança pour le ramasser, et, pour garantir l’esclave des pierres[1] que du haut de la montagne lui lançaient les cynocéphales, nous déchargeâmes, l’Abyssin et moi, nos fusils en l’air : la détonation éloigna un moment les singes, et le petit Galla vint nous rejoindre avec son prisonnier. Alors

  1. Des officiers européens qui ont fait les campagnes de l’Assir dans la péninsule arabe avec les régimens égyptiens se souviennent encore d’un bataillon mis en déroute par une tribu de cynocéphales, pendant une marche nocturne.