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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/668

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duré depuis neuf heures du matin jusqu’à cinq heures du soir ; Sainte-Lucie fut prise deux fois d’assaut, et chaque fois reprise par les nôtres. » C’est en ces mots qu’un bulletin de l’armée autrichienne en date du 6 mai 1848 résume l’histoire de cette funèbre journée où les vaincus forcèrent le vainqueur à proclamer leur héroïsme.

Avant de quitter Vérone, nous allâmes prendre congé du maréchal et remercier l’illustre gouverneur des gracieuses prévenances dont il nous avait comblés pendant notre rapide séjour à son quartier-général. Nous trouvâmes le comte Radetzky dictant debout à son secrétaire ; il nous accueillit avec une familiarité cordiale, et nous traita, si j’ose le dire, en vieilles connaissances, ce que nous attribuâmes à cette qualité d’étrangers, qui du moins a le privilège de mûrir en quelques instans les sympathies, et qui fait qu’on pourrait presque dire que rien en somme ne rapproche comme la distance. C’était l’heure de la parade, et de temps à autre un officier entrait, présentant au maréchal un papier qu’il parcourait du regard et signait sur un coin de la cheminée. Après quelques minutes de conversation, nous allions nous retirer, lorsqu’il insista pour nous retenir, s’informant avec un intérêt marqué des impressions produites sur nous par les sites et les monumens de Vérone. Naturellement Sainte-Lucie eut le premier tour, et les termes dans lesquels il s’exprima sur cette affaire ne firent que confirmer davantage l’idée que nous avions conçue déjà de son extrême modestie. Il parla aussi de la France avec tact et discrétion. « Si j’allais à Paris, nous dit-il, ce serait pour connaître quelques-uns des chefs si distingués de votre armée, qui s’est toujours si bravement associée jusqu’ici à la cause des honnêtes gens. » Et là-dessus il nomma avec honneur le général Changarnier, comme dans une circonstance pareille je l’avais entendu nommer à Vienne, peu de jours auparavant, par le chevaleresque ban de Croatie.

Quelques heures plus tard, le chemin de fer nous déposait à Mestre, et nous nous embarquions pour Venise, au milieu d’un tumulte assourdissant, d’un vacarme et d’une confusion ignorés de tous ceux qui n’ont point mis le pied sur une rive méridionale. Une population équivoque de Grecs et de Bulgares se précipita sur nous, s’emparant violemment des coffres, des malles et des porte-manteaux, qu’ils entassaient pêle-mêle dans les gondoles accourues par douzaines pour nous conduire en ville. Nous en choisîmes une au hasard, et voguâmes vers Saint-Marc en compagnie d’une princesse russe et de son intendant, de trois moines mendians, de deux soldats plus ou moins en goguette, et d’un officier croate qui revenait de chevaucher en terre ferme, comme on pouvait le voir à ses éperons retentissans, ainsi qu’à sa cravache un peu fringante dont il menaçait à tout propos le pilote et les mariniers.