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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/669

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Le soleil couchant venait d’éteindre son globe de feu dans les ondes encore empourprées de l’Adriatique ; l’horizon avait ce bleu foncé des hautes montagnes, et au-dessus de nos têtes, dans le limpide cristal de l’azur céleste, flottaient de légères vapeurs roses pareilles à ces gloires que Murillo aime à reproduire sous les pieds de la reine des séraphins. Déjà se montraient à nous San-Giorgio-Maggiore, svelte et couleur de brique, la Giudecca, enfumée et noire au milieu de la transparence universelle, le Redentore, avec son éblouissante coupole, et, comme toujours, immaculée et plus blanche que la neige alpestre, la Madonadella-Salute. L’Ave Maria tintait mélancoliquement à toutes les cloches de la ville ; de minute en minute, le bruit devenait plus sonore, et nous entendions les tambours qui battaient la retraite. — Nous étions à Venise, nous débarquions. — Quelle animation, quel entrain, quelle vie ! Ce n’étaient que clameurs joyeuses, chansons, éclats de rire. Autour d’une charrette supportant un tonneau rempli de glaces, toute une jeunesse avide s’empressait, et les centimes s’en allaient en sorbets. Des croisées ouvertes s’échappaient des cliquetis de pianos, des fusées vocales, et parfois aux gammes chromatiques et aux roulades se mêlaient le caquetage en plein vent d’un perroquet égrillard ou le rhythme du pilon d’un apothicaire. « Ma barque ! ma barque ! s’écriaient les gondoliers ; prenez ma barque, elle vogue comme le vent, comme l’oiseau ! Faut-il vous conduire à Liverpool, à Manchester ? Parlez, je vais plus vite que le vapeur ! »

Il n’y avait plus à s’y tromper : à cette symphonie de bruits et de couleurs, à cette agitation bigarrée, à ce feu d’artifice incessant de toutes les sensations heureuses de la vie, à ce certo estro qu’on ne respire que là, comment ne pas reconnaître Venise, la seule ville au monde qui vous fasse battre le cœur sans qu’un ami vous y attende, sans que vous ayez ni procès à y gagner, ni héritage à recueillir ? Aussi nous laissions-nous aller à cet enivrement des lieux auquel nul n’échappera, s’il est de bonne foi, et qui vous ressaisira de plus belle à chaque visite que vous ferez à l’incomparable cité des lagunes, car au fond rien n’est plus vrai que cette naïve et charmante parole de Sansovino : « Venetia vuol dire : Veni etiam ; » ce qui signifie : « Viens encore et encore, car autant de fois tu viendras, autant de fois tu verras nouvelles choses et nouvelles merveilles ! »


HENRI BLAZE DE BURY.