Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/775

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
769
REVUE. — CHRONIQUE.

Sur le premier point, M. Jonckbloet, malgré l’opinion contraire de plusieurs érudits célèbres, cite et commente des textes irrécusables. Gauthier Map lui-même raconte que c’est par l’ordre du roi Henri II qu’il a écrit ce roman en français, et le traducteur hollandais parle de l’œuvre française de Gauthier Map. C’est donc en français, c’est dans cette parlure plus délitable que nulle autre, comme dit Brunetto Latini, que le roman de Lancelot a été rédigé par un prêtre du pays de Galles : nouveau et précieux témoignage de l’influence exercée déjà par notre idiome, même en ces âges lointains ! La seconde question, plus compliquée et aussi importante peut-être à cause de tout ce qui s’y rattache, n’est pas moins heureusement débrouillée. M. Jonckbloet a confronté pour la première fois les pièces du procès ; il publie un extrait du roman en prose de Lancelot du Lac intitulé li Contes de la Charete, et il met en regard le même conte versifié à la fin du XIIe siècle par Chrestien de Troies et son continuateur Godefroy de Leigny. L’exacte analyse que M. Jonckbloet donne de ce double travail et les judicieuses remarques que lui suggère cette comparaison ne laissent aucun doute sur la question de priorité. Le récit en prose, plus simple, plus clair, parfaitement lié aux autres parties du roman, est manifestement le fond primitif sur lequel s’est exercée la versification élégante et légère de Chrestien de Troies. Chrestien de Troies a choisi un épisode pour en faire une œuvre à part ; il supprime tout ce qui unit l’épisode au roman, ou bien même, n’étant point gêné par la logique unité de l’ensemble, il ne s’inquiète pas de contredire çà et là les événemens et les situations antérieures. Il est évident, en un mot, que ce Conte de la Charrette est un fragment du Lancelot en prose que le brillant trouvère a essayé de s’approprier par droit de poésie. Cette preuve habilement présentée, l’auteur en déduit toutes les conséquences ; on a remarqué, par exemple, certaines relations entre un autre roman de Chrestien de Troies, Perceval, et le Lancelot de Gauthier Map ; or, le Perceval du trouvère étant postérieur à son Conte de la Charrette, c’est toujours au Lancelot en prose qu’il faut revenir, comme à la source originale des poèmes de Chrestien de Troies. Je crois que cette thèse est démontrée d’une façon péremptoire dans le travail de M. Jonckbloet ; il me paraît incontestable que les rédactions en prose du Merlin, du Saint-Graal, du Lancelot, ont précédé les poèmes de Chrestien de Troies sur le même sujet. Est-ce à dire cependant que M. Jonckbloet ait résolu la question tout entière, la question de savoir si les romans du moyen-âge ont été rédigés en prose avant d’être mis en rimes ? Dans ce débat particulier, — élevé par les érudits entre Chrestien de Troies et Gauthier Map, l’hésitation n’est plus possible ; mais il y a un autre problème, un problème plus étendu que celui-là, et M. Jonckbloet ne paraît pas avoir assez nettement distingué ces deux aspects de la discussion. Parce qu’il a bien établi que le roman en prose de Map a précédé, le conte versifié de Chrestien de Troies, a-t-on le droit de conclure du particulier au général ? est-on autorisé à affirmer que partout, au moyen-âge, les poèmes chevaleresques ne sont que des remaniemens d’ouvrages en prose ? Quelques lignes de son mémoire sembleraient indiquer cette prétention, non justifiée encore, et qu’une critique sévère ne saurait admettre. Que le patient investigateur puisse arriver un jour à ce résultat, nous ne voulons pas le nier absolument ; il est difficile d’avoir une opinion arrêtée sur ce point, et la circonspection est le premier des devoirs dans l’étude si compliquée de la poésie du moyen-âge ; toujours est-il que cette question exigeait un examen