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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/849

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qui travaillèrent sous la direction de l’architecte Hiram, et auxquels il donna, sous le nom de devoir, un code qui devint la règle du compagnonnage. Quoi qu’il en soit de cette légende, il est à peu près prouvé que déjà au XIIe siècle les tailleurs de pierre étaient, en France, organisés sous le titre d’Enfans de Salomon ; ils s’associèrent ensuite les menuisiers ainsi que les serruriers et forgerons. Une deuxième branche se plaça sous l’autorité des templiers : Jacques Molay, le dernier grand-maître de l’ordre, leur donna un devoir nouveau. Enfin un moine bénédictin, du nom de Soubise, fonda pour les charpentiers de haute futaie une troisième société, et de la sorte le compagnonnage se divisa en trois branches : les Enfans de Salomon, les Enfans de maître Jacques, et les Enfans du père Soubise. Cette division est encore celle qui existe de nos jours.

Comme toutes les institutions humaines, le compagnonnage avait ses avantages et ses inconvéniens : d’une part, et c’était l’avantage, il établissait entre les affiliés une sorte de fraternité qui leur assurait quelques secours en cas de maladie ou de chômage, et les protégeait contre la tyrannie des maîtres ; mais d’autre part, et c’était là l’inconvénient, il faisait naître entre les divers métiers des rivalités souvent implacables, rivalités qui existent encore aujourd’hui, et, comme les confréries, il entraînait ses membres dans de graves désordres de conduite. Ces derniers faits sont formellement exprimés dans une résolution des docteurs de la Faculté de Paris, résolution promulguée en 1655, au sujet de certaines pratiques réputées superstitieuses et sacrilèges auxquelles donnait lieu l’affiliation au compagnonnage dans les métiers de cordonnier, tailleur d’habits, chapelier et sellier. « Les compagnons de ces métiers, disent les docteurs de Sorbonne, injurient et persécutent cruellement les pauvres garçons du métier qui ne sont pas de leur cabale. Ils s’entretiennent en plusieurs débauches, impiétés, ivrogneries, et se ruinent, eux, leurs femmes et leurs enfans, par les dépenses excessives qu’ils font dans le compagnonnage, parce qu’ils aiment mieux dépenser le peu qu’ils ont avec leurs compagnons que dans leurs familles[1]. » Deux siècles nous séparent de la résolution des docteurs de la Faculté de Paris, et de nos jours les mêmes abus ont déshonoré trop souvent une institution qui, soumise à une discipline plus sévère, peut donner des fruits utiles.

L’esprit d’accaparement et d’exclusion était porté si loin dans les statuts industriels, que les femmes se trouvaient constamment repoussées des travaux même les plus convenables à leur sexe, et, il faut le dire, les traditions de cet esprit, en ce qui touche les femmes, sont loin d’être effacées parmi nous. Sur cent métiers énumérés par Étienne Boileau, trois seulement leur sont réservés ce sont ceux des fileresses de soie à grands fuseaux, des fleresses de soie à petits fuseaux et des fabricantes de chapeaux d’orfrois. Cet ostracisme injuste fut maintenu jusqu’à la révolution française, et Turgot, dans le célèbre édit de 1776, accuse avec raison les lois qui depuis le XIIIe siècle régissaient l’industrie « de

  1. Recueil de pièces pour servir de supplément à l’histoire des pratiques superstitieuses du père Lebrun. Paris, 1777, t. IV, p. 54. On trouve dans le recueil que nous indiquons de curieux détails sur les cérémonies mystérieuses auxquelles donnait lieu l’admission dans le compagnonnage.