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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1058

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éternelle des élémens, jusqu’à ce qu’il parvienne à unir les contraires, à établir l’équilibre et l’harmonie dans le mouvement désordonné des choses. À cette interprétation industrielle ou chimique, il est difficile de rattacher les tableaux immenses d’Eschyle : c’est mettre une idée bien pauvre sous une si riche image.

D’autres, s’autorisant de deux passages, de deux phrases incidentes de Tertullien, lesquelles n’ont pas précisément le sens qu’on leur donne, trouvent dans le Prométhée enchaîné sur la montagne, annonçant son rédempteur à venir, une image du Christ attaché à la croix et prédisant sa résurrection ou son ascension. Le mythe grec serait alors une espèce de prophétie analogue à celles qu’on attribuait aux sibylles ; l’inspiration païenne aurait pressenti et même prévu le christianisme. Il est difficile ; de n’être point frappé de certains rapports entre la passion et la délivrance de Prométhée et la passion et l’exaltation du Christ ; mais cette analogie tient à des raisons plus générales, tirées d’une loi de souffrance et de labeur imposée aux individus et aux peuples comme condition des avantages sociaux, et cette pensée n’est point particulière au christianisme ; elle remplit toutes les religions et résume toutes les histoires à partir des origines mêmes de l’humanité.

L’œuvre d’Eschyle a enfin trouvé d’autres interprètes, qui, s’attachant surtout aux menaces de Prométhée contre Jupiter, lesquelles pourtant, dans le texte du poète, ne sont que conditionnelles, n’ont vu dans le Titan qu’un dieu promettant de renverser un autre dieu. Pour ceux-ci, le Prométhée est une allégorie de la succession des religions dans l’histoire de l’esprit humain, une image de la crise qui fait passer l’humanité dans une phase nouvelle. Le dieu ancien a fait son temps ; un dieu nouveau, souffrant d’abord sous la tyrannie des persécutions, se prépare, au sein même de son supplice, à se transfigurer et à régner à son tour. De là, procédant par allusion à la situation actuelle de la philosophie et du christianisme, on a fait du poème d’Eschyle un poème contemporain de nos querelles ; les adversaires du dogme chrétien se sont posés, comme lord Byron, en Titans destinés à clore le passé et à ouvrir un nouvel avenir à la foi humaine, de même que le Christ [verus Prometheus, dit Tertullien) avait clos le paganisme et ouvert l’âge moderne terminé par la révolution française. Attribuée à Eschyle, cette pensée est la plus fausse de toutes et un véritable contre-sens. Le Prométhée d’Eschyle n’entend nullement renverser un dieu ancien et usé ; au contraire c’est un dieu nouveau, un usurpateur qu’il maudit, et dont il prédit la chute. Dès les premiers vers qu’il prononce, il a soin de le dire. Il le dit au ciel immense, aux vents ailés, aux sources des fleuves, à la mer infinie, à toute la nature, qu’il convoque au spectacle de ses