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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1059

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souffrances : « Voyez quelles tortures vont me déchirer et m’épuiser pendant des milliers d’années ; voyez quel supplice le nouveau roi des dieux a inventé pour moi ! » - « Tu resteras là, — lui avait déjà dit Vulcain prêt à le clouer, — sur cette pierre, debout, sans sommeil, sans fléchir le genou ; tu y pousseras de longs et inutiles gémissemens, car le cœur de Jupiter n’est pas aisé à fléchir, et tout nouveau maître est rude. » - « De nouveaux pilotes gouvernent l’Olympe, lui disent les Océanides, de nouvelles lois sont imposées arbitrairement par Jupiter, et tout ce qui était vénéré est anéanti. » - « Connais-toi toi-même, lui dit l’Océan, qui cherche naïvement à le convertir au nouvel ordre de choses ; fais-toi de nouvelles pensées, puisqu’un nouveau maître s’est posé parmi les dieux. »

Ceci est aussi positif que piquant : il y a loin de cette réalité aux vastes synthèses qu’on imagine pour le compte du poète, qui n’est plus là pour s’en défendre ; mais il s’en est en quelque sorte défendu d’avance en répétant si souvent la même pensée, et d’ailleurs cette pensée de résistance à une usurpation, à un culte récemment imposé, et par conséquent, selon les idées des anciens, à une conquête politique, est tellement le fond du sujet et la trame de toute la contexture, que plusieurs ont tiré de là une autre explication quelque peu mesquine, supposant qu’Eschyle avait exhalé toute cette colère contre la tyrannie de Pisistrate et de sa famille.

Sortons de ces hypothèses pour rentrer dans le texte même d’Eschyle. C’est dans ce texte analysé avec soin que doit reposer sa véritable pensée. En sa qualité de génie créateur, considéré dans sa patrie comme ayant tenté une espèce de révolution morale, puisqu’on l’accusait d’avoir révélé les mystères, c’est-à-dire d’avoir interprété trop librement le dogme intime de cette société, il a dû être obsédé d’une pensée principale, mère et inspiratrice de ses œuvres, et dont il faut retrouver partout le rayonnement, car c’est là le propre des esprits qui laissent après eux une longue trace, c’est la condition de leur force et de leur influence. Si donc nous trouvons une pareille pensée dans la conception et dans tout le développement d’un de ses poèmes, si, dans tous les autres poèmes qui nous en restent, nous retrouvons cette même pensée comme fondamentale, et si de plus elle répond à l’esprit, aux nécessités et aux événemens de son époque, il faudra sans doute la reconnaître comme l’expression vraie de l’homme et du temps, et y subordonner toutes les interprétations. Or, cette pensée, nous la trouverons essentiellement historique, nationale, et puisée si avant dans l’esprit et dans la destinée de cette nation, qu’elle en résume d’avance toute la suite, ainsi qu’Homère. Et en l’interprétant, nous reprendrons, sinon le système, au moins la méthode de Fréret, comme justifiée par le texte d’Eschyle : méthode