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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1062

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peut continuer à croire à l’influence principale de l’Égypte, si rapprochée et si puissante. Ainsi la pensée que le poète déroute dans le Prométhée, c’est la résistance des Iones ou Pélasges à une invasion égyptienne, résistance qui, en se prolongeant, devait se transformer, connue on le verra, en une lutte intellectuelle d’où naquit la philosophie au contact de la religion.

Cette donnée historique admise, rien de plus transparent que l’ensemble historique du mythe. Il s’y découvre même par momens un tel caractère de réalité politique, une si naïve vulgarité d’événemens, si j’ose le dire, qu’on croirait entrevoir germer un grain de comédie au milieu de ces imposantes scènes. Qu’on examine en effet avec attention l’exposé que fait Prométhée lui-même des causes antérieures qui ont amené son supplice.

À une certaine époque, lorsque le Jupiter des Curètes envahit le Péloponèse, la discorde et la colère se mirent entre les dieux ou génies de la contrée, c’est-à-dire probablement entre les diverses autorités ou classes de la nation. Il y eut une révolte, les uns voulant abandonner l’ancien dieu Kronos et se rallier à Jupiter, les autres soutenant que ce dernier ne régnerait jamais sur eux ; mais une opinion mitoyenne avait été exprimée par Thémis (ou les magistrats) et par la Terre (ou le peuple), car Eschyle a soin d’avertir ici que ces mots sont symboliques, et résument « sous une seule image des significations diverses[1]. » L’opinion de Thémis et de la Terre, c’est qu’il fallait triompher de l’ennemi, non par la force ni par la violence, mais par la ruse. Prométhée, embrassant, comme il dit, le parti le plus utile, essaya d’amener les Titans à cette opinion, sans pouvoir y réussir. Dans leurs pensées orgueilleuses, ils dédaignèrent ces adroites manœuvres et s’imaginèrent qu’ils vaincraient sans difficulté. « Alors, dit-il, il me parut que le plus sage, dans les circonstances, était de me ranger volontairement avec Thémis du côté de Jupiter, et par mon avis, le vieux Kronos fut enseveli avec ses partisans dans le noir et vaste abîme du Tartare. Et d’un tel service, le tyran des dieux m’a récompensé par ces cruels tourmens que vous me voyez souffrir, car, ajoute-t-il naïvement, il y a ce vice dans la tyrannie, qu’elle se défie de ses serviteurs. » Certes, jusqu’ici le beau rôle n’est pas du côté de Prométhée, et il est assez plaisant de se plaindre de ce qu’on se délie de lui, lorsque, après avoir conseillé la ruse contre Jupiter, il vient encore de trahir les Titans ses frères, qui n’ont pas voulu ruser. On sent là le courant le plus ordinaire des choses politiques, et si Eschyle n’avait pas eu dans l’esprit des traditions historiques admises et comprises sous ces formes fabuleuses, si surtout il avait conçu a priori son

  1. Note grecque.