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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1131

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Quand Olivier eut fini sa lecture, il dit à lady Glenwortn :

— Je tiens cette lettre de M. de Fontevelle, qui est arrivé hier à Paris, et qui m’a appris que ce matin même Ben-Afroun avait, grâce à vous, obtenu ce qu’il souhaitait. Ce que je viens de vous lire est une traduction (car je ne sais pas l’arabe) dont je crains bien de ne pas avoir le seul exemplaire. Cependant je suis à vos ordres, et, si vous le voulez, je m’emploierai pour que les confidences de Ben-Afroun ne courent point tout Paris.

Thécla garda un moment le silence. Elle était pâle ; elle subissait un genre de supplice qu’elle n’avait jamais prévu. Imaginez-vous don Juan devant une vision bien autrement terrible que celle de ses victimes, devant l’apparition vengeresse du ridicule lui montrant le seul Tartare où il eût craint de tomber ! Toutefois elle ne s’avoua point vaincue : elle releva la tête qu’elle avait involontairement baissée.

— Faites ce que vous voudrez, dit-elle ; quant à moi, je vais voyager. J’irai au loin, car je sens ce qu’exprimait dans sa jeunesse un grand homme de votre pays : « Cette vieille Europe m’ennuie. »

Olivier fut sur le point de s’écrier : « Je ne pense point pourtant que vous alliez en Afrique : » mais il se tut, et fit bien.


Ici s’arrête ce récit que ne recommencerait pas assurément celui qui l’a écrit dans une heure de lièvre. Thécla en effet a voyagé, Dieu sait où ; elle est revenue, Dieu sait pourquoi. Ses traits n’ont point changé, et je crois que son âme est toujours la même. J’ai dit qu’Olivier avait été tué. Ben-Afroun commande les Beni-Hadidi et les Beni-Itoun. Il a une admirable maison d’hôtes. On mange chez lui un couscoussou renommé, qui est souvent accompagné de nombreuses bouteilles de vin de Champagne, car c’est de tous les chefs arabes celui qui comprend le mieux notre civilisation. Qu’importe ce qu’est devenu Mendoce ? Ce n’était pas de lui qu’il s’agissait. Je dirai tout simplement qu’il a perdu son cœur depuis sept années, ce qui est un accident beaucoup plus fréquent, mais de résultats heureusement beaucoup moins graves dans la vie usuelle que la mésaventure du célèbre Pierre. Schlemil. Quand on a perdu son ombre, on ne peut pas entrer dans une auberge sans étonner tout le monde ; quand on a perdu son cœur, on peut, sans étonner personne, se présenter dans tous les salons.


PAUL DE MOLENES.