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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/158

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« Les comédiens à qui on a fait demander l’ouvrage, à qui le public, dont la plus saine partie le connaît, fait de vives instances pour qu’on le joue, m’ont écrit que le tour de la pièce est venu, et me la demandent avec empressement.

« Je vous prie en grâce, monsieur, en votre qualité de magistrat, de m’indiquer ce que je dois répondre à M. le grand-duc, qui sait fort bien que ma pièce n’est pas immorale, et à son auguste mère, qui la veut avoir très promptement. Je joins ici la lettre en original de son grand chambellan, que vous voudrez bien me rendre. Si la première censure ne suffit pas, monsieur, ayez la bonté de m’en nommer une deuxième, une troisième : le Barbier de Séville en eut quatre de suite, car tout est bizarre dans ce qui m’arrive. Mais observez que M. le garde des sceaux repart ce soir pour la campagne, et que si vous n’avez pas sa permission aujourd’hui, il y aura huit jours de perdus encore au moins, et que M. le grand-duc n’en a que quinze à rester ici. J’ai dit à son chambellan que j’allais vous en écrire de nouveau : je le fais.

« J’aurai l’honneur de vous aller renouveler demain l’assurance du respectueux attachement avec lequel je suis, monsieur, votre, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Cette lettre nous mène jusqu’à la fin de 1782. En juin 1783, Beaumarchais, qui, il ne faut pas l’oublier, conduit cent autres affaires en même temps que celle-ci, paraît un instant à la veille de remporter la victoire sur le roi et le garde des sceaux, et de voir sa pièce jouée sur le théâtre même de la cour. Par l’influence de je ne sais qui, les comédiens reçoivent tout à coup l’ordre d’apprendre la pièce pour le service de Versailles[1]. Il fut décidé ensuite qu’on la jouerait à Paris même, dans la salle de spectacle de l’hôtel des Menus-Plaisirs. Des billets étaient distribués à toute la cour ; les équipages se pressaient déjà aux abords de la salle, lorsqu’au moment même où la représentation allait commencer, arrive un ordre exprès du roi défendant de jouer cette pièce sur quelque théâtre et quelque part que ce puisse être. « Cette défense du roi, dit Mme Campan, parut une atteinte à la liberté publique. Toutes les espérances déçues excitèrent le mécontentement à tel point que les mots d’oppression et de tyrannie ne furent jamais prononcés dans les jours qui précédèrent la chute du trône avec plus de passion et de véhémence. » Ici Mme Campan attribue à Beaumarchais un propos insolent souvent répété depuis et qui me paraît fabriqué à plaisir. D’après cette dame, Beau-

  1. Je ne trouve dans les papiers de Beaumarchais pour toute explication de cet incident que les lignes suivantes du mémoire inédit à M. de Breteuil : « Des personnes que j’honore et dont je respecte les demandes, ayant désiré donner une fête à l’un des frères du roi, voulurent absolument qu’on y jouât le Mariage de Figaro. Pour toute condition à ma déférence, je priai qu’on ne confiât la pièce, très difficile à jouer, qu’aux seuls comédiens français. Du reste, je laissai tout à la volonté des demandeurs. » Je présume que cette représentation avait été organisée pour le comte d’Artois par M. de Vaudreuil et la société de Mme de Polignac, que nous allons voir tout à l’heure agir plus ouvertement.