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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/380

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Certes, les déplorables égaremens des ouvriers de cette dernière ville y devaient paraître moins probables qu’à Lodève. La population n’avait pas des précédens propres à donner une égale inquiétude. Un changement qui mérite d’être remarqué s’était opéré en elle avant la révolution de février. En 1830, la classe ouvrière à Bédarieux était légitimiste; il eût été facile de la soulever alors avec le nom de Charles X ou de Henri V. Le développement des intérêts industriels, les élémens extérieurs qu’ils introduisirent dans la cité, avaient effacé si complètement ces anciennes impressions, que l’on en avait perdu jusqu’au souvenir en 1848. À cette époque, on était prêt à recevoir une impulsion en un sens tout opposé. Comme on n’avait pas d’ailleurs de ressentimens contre les manufacturiers, l’agitation manquait d’un but; mais l’influence socialiste, qui gagna plus tard du terrain dans le champ des convoitises populaires, vint fournir des prétextes au désordre. Ce n’est pas que les ouvriers en vinssent à répéter le cri de Lodève : C’est notre tour; non, ils entendaient seulement travailler moins et gagner davantage. C’était là pour eux l’alpha et l’oméga de la théorie socialiste. Tourmentée par ces désirs, la population s’imagina, au mois de décembre 1851, que le moment était venu de les satisfaire et d’anticiper sur les promesses qu’on lui avait prodiguées pour 1852. A l’exemple des paysans des environs de Béziers et sur la fausse nouvelle que toute la France était en feu, les ouvriers désertent bruyamment les ateliers, s’arment comme ils peuvent et vont s’emparer de la mairie. Il n’y avait d’autre force publique dans la ville que les gendarmes, qui soutinrent courageusement leur situation, mais qui ne pouvaient contenir un pareil débordement. Dans ce pays de braconniers, on nourrissait contre eux des haines d’autant plus violentes qu’elles avaient été plus longtemps comprimées. Les gendarmes furent les victimes choisies par l’émeute durant une nuit lugubre dont l’histoire s’est déroulée devant la justice. — On semblait rechercher cette volupté sinistre qu’offrent à certaines créatures et dans certaines occasions le mépris de la règle et la révolte contre l’ordre établi. En proie à ces hallucinations, les ouvriers se crurent un moment maîtres du présent et de l’avenir, et ils n’étaient pas en état de se demander ce qu’ils feraient de leur soudaine omnipotence.

Le lendemain de cette orgie sauvage, tout était déjà changé; le torrent avait épuisé sa fougue. On s’interrogeait avec inquiétude sur ce qui se passait en dehors de Bédarieux. Les bruits d’un soulèvement général, répandus et accueillis la veille, ne se confirmaient pas; chaque heure, en s’écoulant, apportait de nouvelles terreurs. Les ouvriers restèrent, pendant deux ou trois jours, dans cette anxiété croissante, impuissans à reprendre courage, maîtres