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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/40

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toujours chargé de victimes humaines, et jamais un cri généreux n’est parti de la foule, jamais un noble effort n’a seulement été tenté; que dis-je? toujours il s’est trouvé des hommes, des femmes, des enfans pour jeter à ces malheureux des outrages et de la boue. Que faisaient donc les gens de bien? Chacun ne songeait qu’à soi, ne connaissant plus en ce monde d’autre soin, d’autre devoir que d’éviter la mort. Pour se sauver, les uns déguisent leur demeure, chargent leurs cheminées de bustes de Marat, tapissent leurs murs de ses images, s’abonnent aux journaux sans-culottes; d’autres se déguisent eux-mêmes, endossent la carmagnole, s’en vont à la section, jurant comme des crocheteurs, opinant comme des jacobins et finissant leur journée par entonner le soir la Marseillaise à l’Opéra, car les théâtres étaient ouverts, et dans les journaux du temps vous lisez sur la même page les noms des condamnés mis à mort le matin et ceux des comédies qui se joueront le soir!

Quand on n’a pas vécu dans ces temps désastreux, on ne peut s’en faire une idée; tant de crime et tant de lâcheté, notre esprit se refuse à y croire ! Et pourtant, si jamais Dieu nous condamnait à revoir de tels jours, serions-nous plus vaillans que nos pères? Que de raisons d’en douter, — à commencer par cet égoïsme que les divisions des partis, leurs sottes rivalités, leur amour-propre invincible nous ont inoculé plus profondément que jamais, puis aussi cette doctrine si bien enracinée chez nous, que, quel que soit le gouvernement qui s’empare de la France, les gens de bien lui doivent leurs services et ne peuvent abandonner leurs fonctions! Admirable instrument de toutes les tyrannies! Croit-on que la terreur, par exemple, se fût ainsi établie et perpétuée, si tous ceux qui dans la convention la maudissaient tout bas avaient eu dès le premier jour, dès le lendemain du 31 mai, le courage alors facile de résigner leur mandat, de laisser à la montagne seule la responsabilité de ses crimes? Sans la sanction de leur présence, sans l’autorité d’une assemblée revêtue d’un caractère légal, c’est-à-dire en nombre suffisant pour voter, jamais les plus hardis montagnards, jamais surtout Robespierre, n’auraient seulement conçu ce qu’ils ont osé. Tenter alors des élections était chose impossible : il leur fallait une assemblée, et ils n’avaient que celle-là. Les membres de la plaine et du marais, les débris de l’ancien côté droit étaient donc pour Robespierre des instrumens indispensables; c’est à ce titre qu’il les a non-seulement sauvés de la guillotine, mais ménagés et caressés. Sans cet échange de bons offices, le salut de ces muets, de ces types du modérantisme, serait une énigme inexplicable. De telles complicités nous semblent plus honteuses que le crime lui-même. Les vrais coupables du sang versé ne sont pas seulement ceux qui l’ont répandu pour leur compte,